Archive for Mai, 2011


Le  corps et l’esprit ne font qu’un, ainsi que l’âme qui est pour ainsi dire le lien
entre les deux.
La tonalité de nos pensées et nos émotions influencent
directement le corps par l’intermédiaire des neuromédiateurs et hormones qui
sont le liant entre le cerveau et le corps.Si nos pensées et nos
émotions ont une tonalité négative, nous produisons des hormones correspondant
au stress, au mal-être (notamment le cortisol). Par accumulation excessive, ces
hormones vont dérégler le fonctionnement de l’organisme, dégrader notre sommeil,
et notre système immunitaire va être inhibé, nous rendant plus vulnérables au
développement de maladies infectieuses ou d’un cancer.Inversement, les pensées et

émotions positives entrainent la production de neurotransmetteurs et
d’hormones qui démultiplient nos facultés cérébrales et notre créativité
(sérotonine, dopamine, endorphines), tout en renforçant notre système
immunitaire et en synchronisant de façon optimale les fonctions de
l’organisme.Voici un reportage du JT de France 2 sur la méditation et
ses effets sur l’organisme:

Dans notre cerveau, les zones mentales (corticales), émotionnelles (limbiques), et
physiologiques sont intimement interconnectées et liées par des échanges
neuronaux permanents. C’est pourquoi les pensées formées dans le cortex exercent
une influence sur notre organisme tout entier, par l’intermédiaire des zones
limbiques et « reptiliennes » directement impliquées dans l’ensemble de nos
processus métaboliques. L’influence de la pensée consciente sur le corps, et en
particulier pour agir sur des aspects de notre santé, est donc déterminante

1964, dans un livre co-écrit avec Ralph Metzner, « A Psychedelic Manual », basé
sur le Livre des morts tibétain, Timothy Leary décrivait les états modifiés de
la conscience…
« Une expérience psychédélique est un voyage dans de
nouveaux champs de conscience. La portée et la teneur de l’expérience sont sans
limite, mais ses caractéristiques sont la transcendance des concepts verbaux,
des dimensions d’espace-temps et du moi ou de l’identité. De telles expériences
de conscience élargie peuvent se produire par une multitude de moyens: la
privation sensorielle, les exercices de yoga, la méditation disciplinée, les
extases religieuses ou esthétiques, ou spontanément. Très récemment, ces
expériences sont devenues accessibles à tout un chacun par l’ingestion de
drogues psychédéliques telles que le LSD, le psilocybine, la mescaline, le DMT,
etc. Bien sûr, ce n’est pas la drogue qui produit l’expérience transcendante.
Elle agit comme une simple clef chimique – elle ouvre l’esprit, libère le
système nerveux de ses modèles et structures ordinaires. Ce type d’expérience
rappelle le voyage astral, ou sous d’autres termes plus scientifiques, la
projection astrale ou l’expérience hors du corps. »
Timothy Leary avait imaginéun modèle des dimensions de la conscience basé sur 8 « circuits ».

Il situait les 4 premiers dans le cerveau gauche, et les 4 autres
dans le cerveau droit, ces derniers restant inactivés chez la plupart des
personnes…
1. Le niveau de survie biologique

est celui en relation avec les instincts de survie les plus primitifs, et la séparation
dangereux/inoffensif des objets nous entourant. Ce niveau aurait émergé pour la
première fois dans les cerveaux des invertébrés. Ce serait le premier à
s’activer dans le cerveau d’un enfant. Leary disait qu’il était activé par les
drogues opïoides. Ce circuit implique une perception unidimensionnelle: avant et
arrière (en avant vers la nourriture, le foyer, et tout ce qui est considéré
comme sain et nécessaire, et à l’opposé laisser en arrière les prédateurs et
dangers).

2. Le niveau émotionnel

serait lié aux émotions brutes et à la séparation de comportement entre soumis et dominant. Ce circuit serait apparu en
premier chez les vertébrés. Pour les humains, il serait en fonctionnement quand
l’enfant apprend à marcher. Leary l’associe avec l’alcool. Ce circuit introduit
une seconde dimension (haut bas) liée avec les comportements territoriaux et aux
jeux de pouvoir tribaux (haut comme la taille représentant le pouvoir, et bas,
comme la posture « queue-entre-les-jambes » en signe de soumission).

3. Le niveau symbolique

concerne la logique et la symbolique dans les pensées. Leary
disait que ce circuit serait apparu quand l’homme a commencé à se différencier
du reste des primates. Leary croyait que ce circuit est stimulé par la caféine,
la cocaïne, et autres stimulants. Ce niveau introduit la troisième dimension,
droite et gauche, liés au développement des mouvements habiles et l’utilisation
« d’artefacts » (aussi appelé par Leary le niveau Habileté-Symbolisme et appelé
par Robert Anton Wilson le niveau Sémantique).

4. Le niveau domestique.
Ce niveau concerne l’évolution à travers un réseau social et la transmission de
culture à travers le temps. Ce niveau serait arrivé avec le développement des
tribus. Leary n’a jamais associé de psychoactif à celui-ci, mais des écrivains
postérieurs l’ont associé avec le MDMA. Ce quatrième circuit serait en relation
avec les règles et codes moraux, sexuels, tribaux… passés de génération en
génération et il est l’introduction à la quatrième dimension: le temps (aussi
appelé par Leary et Wilson le niveau Socio-Sexuel).

5. Le niveau neurosomatique

est le premier de l’hémisphère droit, premier des niveaux
« supérieurs » qui sont inactifs chez la plupart des humains. Il autoriserait à
voir les choses dans un espace multidimensionnel au lieu des 4 dimensions de
l’espace-temps euclidien, et serait présent pour aider à l’exploration future de
l’espace. Il serait apparu avec le développement des sociétés de loisirs autour
de l’an -2000. On l’associe avec l’hédonisme et l’érotisme. Leary l’avait lié
avec le cannabis et le yoga tantrique, ou simplement à l’expérience de la chute
libre au bon moment.

6. Le niveau neuroélectrique

est en relation avec l’esprit devenant conscient de lui-même, indépendamment des schémas crées par
les 5 circuits précédents. Il est aussi appelé « métaprogrammation » ou
« conscience des abstractions ». Leary disait que ce niveau permettait les
communications télépathiques, et qu’il est impossible de le décrire à ceux qui
n’ont seulement expérimenté les 4 premiers circuits, et difficile pour ceux avec
un cinquième niveau actif. Leary le liait avec le peyolt et la psilocybine
(Robert Anton Wilson appelait ce niveau ‘le niveau de la
Métaprogrammation »).

7. Le niveau neurogénétique

permettrait l’accès à la mémoire génétique contenue dans l’ADN. Il est connecté avec les mémoires des
vies passées, les mémoires akashiques, et l’inconscient collectif, et
autoriserait l’immortalité pour les humains. Ce circuit serait apparu en premier
parmi les sectes Hindoues et Soufis dans le début du premier millénaire. Il est
stimulé par le LSD, et le Raja Yoga (Robert Anton Wilson appelait ce circuit le
circuit Morphogénétique).

8. Le circuit psycho-Atomique

permettrait l’accès à la conscience intergalactique qui régit la vie dans l’univers (souvent
décrite comme Dieu, la Déesse-Mère, les Extraterrestres), et permettrait aux
humains d’agir en dehors de l’espace-temps et des contraintes de la relativité.
Ce circuit est associé à la kétamine et au DMT par Leary (aussi appelé par Leary
le circuit Neuro-Atomique ou le circuit Métaphysiologique, Robert Anton Wilson
l’avait appelé le circuit Quantique Non-Local).

Le terme « illumination » évoque l’idée d’un accomplissement surhumain, et l’ego aime s’en tenir à cela. Mais l’illumination est tout simplement votre état naturel, la sensation de ne faire qu’un avec l’Être. C’est un état de fusion avec quelque chose de démesuré et d’indestructible. Quelque chose qui, presque paradoxalement, est essentiellement vous mais pourtant beaucoup plus vaste que vous.

Hyperconscience, expérience du flow ou optimale et décondionnement vont de paire. C’est ce déconditionnement qui libère l’énergie dont vous avez besoin pour changer vos croyances, vous libérer des craintes et des peurs et adpater votre éveil de cosncience à un niveau plus élever.

Ce que nous qualifions d’hyper-conscience ne me semble être que l’aboutissement d’un processus de maturation psychique naturel.

Le niveau de conscience de l’occidental moyen relève de l’infra-conscience. Nos sociétés font tout ce qu’elles peuvent pour maintenir l’individu à un àge psychologique très bas pour le rendre contrôlable et en cela il est facile d’observer que le servage frontal des temps moyennageux dure sous cette forme souterraine et psychologique. Un grand frein aux états d’éveil avancés.

Le complexe « moi » est la première exploitation de l’homme par l’homme. Demandez à X d’aller à la guerre se faire massacrer il prendra ses jambes à son cou. Conditionnez-le pendant les 20 années de sa jeunesse à penser « je suis français, je suis identique à la france » et vous en ferez de la graine de héro. Sortir de la boite du conditionnement c’est ce qui se passe dans les moments de très hautes performance sans aucun asservissement à un cause ou un dogme.

« Je ne peux vous contrôler que si j’instille en vous la crainte. Quelle crainte ? la crainte de ne plus être reconnu, aimé, accepté,
socialisé. »

Je vais implanter en vous des identifications, des images que vous aurez toute votre vie, de vous. Vous penserez « Je suis communiste, philosophe, charcutier, chrétien, pilote de chasse etc. » Et quand vous direz « horreur, je vais mourrir », c’est la mort de ce « Chétien » que vous envisagerez, dans l’effroi. Vous n’êtes jamais né, mais cela vous échappe. Et puis je vais vous demander de faire ce qu’il faut pour être un bon chrétien.

Et dans cet état d’infra-conscience dans lequel je vous maintiens, je vous tiens, je vous contrôle. Je n’ai d’ailleurs pas besoin de vous récompenser, le processus se maintient de lui-même: par la peur secrète de ne plus être ce que vous pensez être vous quémandez matin au soir des preuves de votre conformité.

Vous vous sentez bien, aimé, rassuré, accepté, compris, quand vous êtes conforme à votre inconscient modèle interne. Ce modèle qui tue vos possibles parce que vous ne le voyez pas, parce que vous ne le « conscientisez » pas.

La conscience de ce « moi » libère les possibles, libère l’être. Mais cette libération sape les fondements de cette asservissement de masse qu’est notre société. Se libérer, être – par la conscience de ce qu’on l’est pas – soi, est anti-social, à contre-courant, inducteur de très haute solitude.

L’Être vous est accessible immédiatement et représente votre moi le plus profond, votre véritable nature. Mais ne cherchez pas à le saisir avec votre « mental » ni à le comprendre. Vous pouvez l’appréhender seulement lorsque votre « mental » s’est tu. Quand vous êtes présent, lorsque votre attention est totalement et intensément dans le présent, vous pouvez sentir l’Être. Mais vous ne pouvez jamais le comprendre mentalement. Retrouver cette présence à l’Être et se maintenir dans cet état de « sensation de réalisation », c’est cela l’Illumination.

L’illumination, c’est trouver votre vraie nature au-delà de tout nom et de toute forme. Votre incapacité à ressentir cette fusion fait naître l’illusion de la division, la division face à vous-même et au monde environnant. C’est pour cela que vous vous percevez, consciemment ou non, comme un fragment isolé. »

Voir aussi Eckhart Tolle, Le pouvoir du moment présent

par Rob Schultheis

Dépasser ses limites, trancender l’espace-temps, décupler ses énergies, un rêve ? Non. Une réalité, contenue en nous.

Comment pouvais-je rejeter la force et l’authenticité de ce qui m’était arrivé là-haut ?

J’avais éprouvé Cela, ce vide sans nom qui fit écrire à Lewis Carroll un jour :

Quand la vie devient un Spasme,

Et l’Histoire un Sifflement :

Si ce n’est une Sensation,

Je ne sais ce que c’est.

J’avais éprouvé Cela, et je Le voulais à nouveau. Cela, cette magie,et c’est ce qui me tourmentait, se trouvait quelque part en moi, avait toujours été là, et y perdurerait jusqu’à ma mort : assoupi, attendant d’être éveillé par un instant de panique, de danger, de désespoir total.

Eh bien, je trouverais un moyen de l’éveiller à nouveau, de le saisir, de l’utiliser, ou, du moins, j’essaierais. Le jeu en valait la chandelle. Mon corps et mon esprit m’apparaissaient comme le Nouveau Monde en 1491 : un continent perdu aux trésors inconnus, attendant d’être exploré, cartographié, amené à la lumière. Il y avait, bien sûr, nombre de cartes potentielles – physiologique, psychologique, biochimique, théologique et anthropologique, pour n’en pommer que quelques-unes ; je les parcourrais toutes, et d’autres encore si nécessaire, jusqu’à ce que je trouve la bonne, jusqu’à ce que je trouve le chemin du retour.

Mes premiers indices, je les cherchai au sein du territoire le plus évident, l’expérience d’autres aventuriers et athlètes de l’extrême. Si le risque et le stress avaient fait jaillir en moi une forme de satori sur le Neva, d’autres, à l’évidence, avaient dû éprouver la même expérience en des circonstances semblables ; si tel était le cas, en examinant chacune de ces expériences, je pourrais dresser une véritable étiologie des performances record et des extases induites par le stress : une grammaire de l’abracadabra.

En l’occurrence, il existait un grand nombre de cas semblables. Par exemple, John Muir : ce grand pionnier, coureur des bois et naturaliste, escaladait en solitaire le mont Ritter dans la Sierra Nevada, lorsqu’il se retrouva bloqué sur la face d’un à-pic. Incapable de monter ou de descendre, paralysé par la terreur, « il me semblait soudain que je possédais un sens nouveau, écrivit Muir. L’autre moi, expérience accumulée, Instinct ou Ange gardien – appelez-le comme bon vous semble – apparut et prit le contrôle. Mon tremblement cessa, chaque fente, chaque fissure (dans la roche), m’apparaissait comme vue au microscope, et mes membres bougeaient avec une telle sûreté, une telle précision qu’il me semblait que je n’avais plus à intervenir. Eussé-je été muni d’ailes, ma délivrance n’eût pas été plus complète. » Il atteignit le sommet avec une incroyable facilité.

Le géologue suisse Albert von St. Gallen Heim rassembla des dizaines de comptes rendus sembla-bles dans une monographie originale de 1892, Remarques sur les chutes fatales (Notizen über dem Tod durch Absturz). Après avoir rapporté les propos de ceux qui avaient survécu à de telles chutes ou d’autres accidents, St. GalIen Heim conclut : « Il n’y avait ni anxiété, ni trace de désespoir, ni douleur … L’activité mentale était devenue stupéfiante, cent fois plus rapide et plus intense. La relation entre les événements et leurs conséquences probables était analysée avec une clarté objective… L’individu agissait à la vitesse de l’éclair… » Athlètes et aventuriers ont rencontré ces formes d’expérience pendant des siècles, mais il fallut attendre les années 60 et 70 pour qu’un petit nombre de coureurs, de grimpeurs, de kayakistes, de surfeurs, de pilotes de deltaplane et de skieurs, notamment sur la.côte Ouest, tentât délibérément de sonder les possibilités magiques du sport. Nombre de ces athlètes chercheurs et visionnaires étaient des vétérans du LSD et des adeptes de gourous orientaux ; ils découvrirent que les états high engendrés par les hallucinogènes et la méditation pouvaient être retrouvés dans les sports extrêmes, sous une forme plus stable et plus profonde. Dans un article intitulé « Le grimpeur visionnaire », publié dans le numéro de mai 1969 de la revue Ascent, l’alpiniste californien Doug Robinson écrit : « … nous ressentons à présent chaque chose autour de nous. Chaque cristal individuel dans le granit se découpe en un puissant relief. Les formes infinies des nuages captent sans cesse notre attention. Pour la première fois, nous avons remarqué la présence de minuscules insectes sur les parois, si minuscules qu’ils en étaient presque invisibles. Alors que je m’assurais, j’en contemplai un durant un quart d’heure, surveillai ses mouvements en admirant sa brillante couleur rouge. Comment peut-on s’ennuyer alors qu’il existe tant de choses sublimes à voir et à sentir ? Cette unité avec la joie de notre environnement, cette perception pénétrante, nous donnait un sentiment de plénitude que nous n’avions pas éprouvé depuis des années. »

« Cette vision n’était pas un accident, conclut Robinson. Elle était le résultat de plusieurs jours d’ascension. On avait dû passer par toutes les difficultés techniques, la déshydratation, les efforts violents, le désert sensoriel, la fatigue, la perte progressive du moi. »

Certains skieurs découvrirent dans leur propre sport cette même forme d’extase déclenchée par le stress. Gil Harrisson, grand skieur professionnel dans les années 60, puis patrouilleur à ski, adepte de la méditation indienne et propriétaire d’un gros ranch, décrivit les sensations éprouvée lors d’une descente : « Lorsque vous entendez siffler les bosses et les portes, que le vent hurle dans votre casque protecteur, il n’y a plus de temps pour penser à quoi que ce soit – j’en oubliais même de respirer – vous vous retrouvez brusquement et de facto dans un autre monde, sans pensées, traversé de perceptions sensuelles, toute votre vision concentrée en un seul point. Puis, la porte d’arrivée, le vent qui s’arrête, et vous voilà revenu. Mais vous êtes toujours high, et vous savez que ce monde plus brillant, plus intense, est toujours là.

Où vais-je ?

Mais est-ce que je vais vraiment quelque part ?

Je repense au syndrome du Livre des records , cette volonté imbécile d’être le premier, de sauter le plus haut, d’aller le plus loin, de souffrir le plus possible. Qu’est-ce que l’aventure, une des plus pures et fondamentales constantes de l’homme, est devenue dans notre âge d’ignorance ? « Si l’aventure a une finalité globale, écrit Wilfred Noyce, l’explorateur et alpiniste britannique, c’est sûrement celle-ci : nous partons parce qu’il est dans notre nature de partir, d’escalader des montagnes, de descendre des rivières, de voler vers les planètes et de plonger dans les profondeurs des océans… Lorsque l’homme n’agira plus ainsi, il ne sera plus un homme. » Une phrase à méditer. (Extrait de Cimes, éd. Albin Michel.)

La réponse du corps

Pour une biochimie du stress et de l’extase : la bêta-endorphine.

La réponse du corps à des situations de stress, comme celles que l’on rencontre en pratiquant les sports les plus durs, est orchestrée par un dispositif global complexe de messages chimiques entre les cellules nerveuses, de combinaisons chimiques correctes, d’appels et de réponses. Au commencement, une hormone, que les biochimistes appellent « grande HACT » (hormone adrénocoticotropique), est libérée ; en se décomposant, elle donne naissance à un large spectre de substances actives qui agissent toutes en vue de mobiliser l’esprit et le corps.

La bêta-endorphine semble constituer le premier déclencheur dans l’équation biochimique du stress. « Elle se tient exactement au centre du réseau de contrôle, dit le biologiste Derek Smyth. Elle est capable de produire une analgésie ou même une catatonie, d’abaisser le taux de sucre dans le sang, de moduler par inhibition les neuro-transmetteurs du cerveau, et de stimuler la décharge d’une multitude d’hormones pituitaires qui, en elles-mêmes, jouent un rôle déterminant dans le co portement. » L’histoire de la découverte de l’endorphine est particulièrement remarquable : un véritable travail de détective. Les neurobiologistes qui travaillaient sur l’accoutumance aux narcotiques découvrirent des sites récepteurs sur les cellules nerveuses qui s’adaptaient à des substances opiacées exogènes (c’est-à-dire en dehors du corps humain) comme l’opium, la morphine et l’héroine. Comment de tels sites, se demandèrent-ils, avaient-ils pu se développer, alors que l’homme n’utilise des opiacés que depuis trois ou quatre mille ans ? (Le pavot somnifère, Papaver somni-ferum, fut probablement utilisé pour la première fois, à des fins thérapeutiques et/ou récréatives, sur les rives orientales de la Méditerranée durant le Néolithique). Il devait exister des substances endogènes, secrétées par le corps humain lui-même, qui s’adaptaient à ces mêmes sites récepteurs, similaires en forme et en fonction aux opiacés. Elles existaient effectivement, les neuro-biologistes découvrirent ainsila bêta-endorphine et d’autres peptides semblables quoique moins puissants appelés enképhalines.

Pour en revenir à. la réponse au stress, le rôle le plus important de la bêta-endorphine est celui d’un « destructeur » de la douleur ; des tests ont montré que son pouvoir analgésique est cent fois supérieur à celui de la morphine. D’autre part, les enképhalines, outre leurs qualités analgésiques, favorisent la modulation des substances chimiques modificatrices de l’humeur comme la sérotonine, la dopamine, la norépinéphrine (noradréaline) et l’épinéphrine (adrénaline) : elles aident en quelque sorte à rétablir et à maintenir l’équilibre émotionnel.

De façon intéressante, la bêta-endorphine peut être divisée en deux composants chimiques « Jekyll et Hyde », l’alpha-endorphine et la gamma-endorphine. La première, euphorique et analgésique, apporte un bien-être et supprime la souffrance. La gamma-endorphine, d’après des expériences menées sur des animaux de laboratoire, induit des effets exactement opposés : irritabilité, excitabilité, sensibilité accrue à la douleur. Dans des situations de stress ou de survie, les deux composants se révèlent complémentaires : une dose d’alpha pour surmonter la douleur et la peur, et une dose de gamma pour vous maintenir en contact avec la réalité de la situation afin d’y réagir correctement.

Mais les endorphines et les enképhalines ne constituent pas les seuls éléments de l’équation bio-chimique. La « grande HACT » contient également une sorte de « petite HACT » qui déclenche la stimulation de substances chimiques telles que l’épinéphrine (adrénaline) et la noré- pinéphrine (noradréna- line), lesquelles produisent une conscience mentale et sensorielle accrue et une rigidité musculaire. Dans le catalogue de la « grande HACT », on trouve aussi la « HSM » (hormone stimulant la mélanocyte), une substance qui a la propriété d’augmenter la vigilance et d’accélérer le processus d’apprentissage chez les animaux de laboratoire. Cette dernière peut permettre d’expliciter les histoires rapportées par tant de survivants, selon les- quelles leur vie se déroulait devant eux comme un film en accéléré ; le bio- computer du cerveau est sans doute en train de conduire une recherche rapide à travers ses banques de mémoire, en quête d’une information susceptible de le sortir d’une impasse. Mais il y a plus : lorsque le corps manque d’oxygène, comme c’est le cas après un grand effort, le taux d’oxyde de carbone s’élève ; celui-ci se décompose en acide lactique, lequel provoque, on le sait, une modification des états de conscience. Déshydratation, variations du taux de sucre dans le sang – la diversité des conséquences chimiques du stress est pratiquement illimitée.

Qu’est-ce que tout cela signifie, au regard des performances et des expériences sportives extrêmes, ou de toute autre situation qui outrepasse les limites de l’animal humain ? On peut avancer différentes hypothèses. Il semblerait que la biochimie et les performances fussent directement reliées ; à bonne bio-chimie, bonne performance ; à mauvaise biochimie, mauvaise performance. Revenons à notre sujet. Est-il déraisonnable de suggérer que les chamanes contrôlent effectivement leur réaction biochimique au stress et peuvent fabriquer à volonté le juste mélange endocrinien ? Le Dr Raymond Prince, psychologue canadien, entrevoit une telle possibilité dans un article de 1980 intitulé « Chamanisme et endorphines : facteurs endogènes et exogènes en psychothérapie ». Il y décrit un état psychophysiologique optimal dû à ce qu’il appelle « l’adresse omnipotente », un sentiment de contrôle absolu et parfait d’une situation dangereuse et, partant, de n’importe quelle situation. Prince croit que la réponse endocrinienne du corps au stress est à la racine de cette sensation. Les chamanes apprennent-ils à déclencher cette réponse en eux-mêmes et transmettent-ils ensuite celle-ci à. leurs disciples par le truchement de situations d’angoisse ritualisées, de crises soigneusement programmées ? Cette possibilité permettrait de penser ensemble des éléments aussi disparates que mon expérience sur le Neva, l’escalade du mont Kenya par M’Ikiara et les exploits gymnastiques impossibles du jeune sorcier Tenzing sur le Zatr Og.

« Dans une situation de stress, écrit le Dr Prince, un état d’hyperconscience surgit et engendre les endorphines ou autres neu-roendocrines appropriées en quantités suffisantes pour provoquer un sentiment de tranquillité et de paix cosmique. » Cet état d’esprit (et de corps) est vraisemblablement à l’origine des grandes performances ; lorsque vous vous sentez complètement relaché bien que parfaitement concentré sur la tâche à. accomplir, vos actions et vos réactions sont les plus parfaites qui soient. Et si quelqu’un pouvait se plonger dans cet état à volonté (ce que les chamanes et leurs semblables sont capables de faire), il apparaîtrait au reste de l’humanité comme un surhomme. Les êtres humains atteignent parfois cet accord parfait au moyen d’une pratique continue, et parviennent à contrôler ce qui est normalement incontrôlable. Pensez à cette splendide question que posa un jour Shirley Temple, âgée de dix ans, à son metteur en scène : « Lorsque je pleure, voulez-vous que les larmes descendent jusqu’au bas de mon visage, oû qu’elles s’arrêtent au milieu des joues ? »

Aujourd’hui, la psychologie du sport aux États-unis est véritablement obsédée par un concept assez récent, purement anglophone : le « flow », que l’on pourrait traduire en français par « être dans la zone ». Ce moment ou le joueur de basket réussit tous les shoots qu’il tente et se sent à proprement parler inarêtable. Ce bref instant ou le joueur de soccer semble avoir le ballon collé aux crampons, quelque soit le dribble qu’il essaye de passer, avec une sensation exceptionnelle : il est intouchable. Ces quelques secondes ou le nageur exécute une dernière longueur exceptionnelle en remontant tous ses adversaires pour gagner la course. Cette sensation de rêve que n’importe quel sportif, à n’importe quel niveau, a ressenti avec plus ou moins d’intensité et plus ou moins fréquemment. Avec une seule constante : l’absence totale de maîtrise de cet état de grâce que tout sportif professionnel cherche a atteindre le plus souvent possible… en vain?

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‘I felt so powerful.’
‘I felt that anything was possible.’
‘I wasn’t really thinking about anything but I knew exactly what I was doing.’
‘I felt like success was happening to me but that I was in total control.’

Le 9 novembre 2010, Paul Millsap et le Jazz d’Utah affrontent le redoutable trio du Heat de Miami. Les floridiens ont une avant confortable à quelques instants du buzzer final, mais le corpulent intérieur de Salt Lake City rentre alors un shoot impossible longue distance, lui qui n’en tente absolument jamais. Puis un deuxième. Et un troisième. Les commentateurs en perdent leur voix, alors que Millsap rentre le shoot au buzzer pour envoyer les deux équipes en prolongation. 11 points en 28 secondes dont trois derrière l’arc. Pour un intérieur tout sauf shooteur longue distance (il était jusque là à 2/20 en carrière), comment qualifier une telle performance? La chance? Peut-être pas.Paul Millsap a simplement vécu, le temps de 28 secondes de jeu, l’incroyable expérience de la « Zone ».

Késako, me direz-vous. Brièvement présentée dans l’intro, la « Zone » (phénomène également appelé « Flow » tout au long de cet article) possède des caractéristiques bien précises et des dynamiques propres.

Selon Wikipedia, il s’agit de « l’état mental de fonctionnement dans lequel une personne exerçant une activité estentièrement immergée dans celle-ci dans un état maximal de concentration, une pleine participation, et connaissant le succès dans le processus de l’activité ». Une définition qui découle de celle appartenant au plus connu et approuvé des théoriciens de ce phénomène : le psychologue hongrois Mihaly Csikszentmihalyi – à vos souhaits – dans son ouvrage Flow : The Psychology of Optimal Experience publié en 1990 (mais l’auteur évoquait la Zone dès 1975).

Il y explique alors que ce « Flow » est expérimenté lorsque le sujet est totalement absorbé dans son activité. Csikszentmihalyi parle de « motivation intrinsèque », état caractérisé par « un sentiment de grande absorption, d’engagement, de domination et de talent au cours duquel les préoccupations temporelles sont totalement ignorées». Si l’on continue de se fier aux paroles du psychologue il faut savoir que « lorsque vous êtes dans la zone, l’égo disparait. Le temps passe vite. Chaque action, chaque mouvement et même chaque pensée découle naturellement et inévitablement de la précédente ; tout votre être est impliqué et vous utilisez vos compétences à l’extrême ». Une harmonie extrême entre la pensée et les gestes où le sujet réussit tout ce qu’il tente.

Dans un article faisant suite à l’exceptionnelle performance de Tiger Woods lors de l’US Open de Golf en 2000, un journaliste nommé Tolson expliquait que « la condition physique [du golfeur] était optimale ; son esprit parfaitement localisée sur la tâche à accomplir, voire inconscient de ce qu’il fait et permettant ainsi des choses extraordinaires ».

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Je suis certain qu’à ce moment du texte, certains d’entre vous ont d’ores et déjà pensé à des situations personnelles (je pense tout particulièrement au niveau sportif pour vous, basketteurs) dans lequel vous avez pu vous sentir dans cette agréable situation. Pour essayer de vous aider à savoir si oui ou non vous avez expérimenté la Zone, voici ses 9 principales caractéristiques, aujourd’hui encore considérées par beaucoup comme Tables de la Loi du Flow. La théorie de la Zone stipule ainsi que cet état si particulier possèderait les spécificités suivantes :

1. Un objectif clair.
2. Un haut degré de concentration.
3. Une absence de ‘conscience de soi’
4. Une perception altérée du temps
5. Une rétroaction visible et immédiate (les réussites ou échecs sont visibles de telle sorte que le comportement puisse être ajusté)
6. Un équilibre entre le niveau d’aptitude et de défi (l’activité n’est ni trop facile ; ni trop difficile)
7. Une sensation de contrôle sur l’activité
8. L’impression que l’action est enrichissante
9. Un manque de connaissance des besoins du corps (on peut ainsi atteindre un état de grande fatigue ou de faim sans s’en rendre compte)

Certains auteurs ont pourtant fait part de leur désaccord quand à cette théorie réductrice puisqu’elle limite finalement la Zone, en quelque sorte, au hasard (avec ces spécificités, n’importe qui semble pouvoir expérimenter cet état de grâce). C’est le cas du psychologue Malcom Gladwell dans son article intitulé « Physical Genius » (2000), qui utilise des exemples sportifs bien précis pour prouver que la zone n’est pas due à la chance, mais à d’incroyables capacités physiques et mentales innées et (plus étonnant) à une imagination hors pair qui permet au champion de n’être surpris en aucune situation.

Il compare ainsi les cas de Michael Jordan et de Karl Malone et explique que His Airness et The Mailman possédaient, au départ, les mêmes capacités et la même conscience professionnelle. Au détail près que Malone n’avait de loin pas l’imagination de Jordan : lors du Game 6 des finales 1998, sur cette fameuse possession poste bas face à Rodman, Malone n’a pas vu venir le #23 venir intercepter la balle par derrière pour sceller ensuite le sort des Finals. Pour Gladwell, il s’agit ici du moment où toute l’imagination de Jordan s’exprime et fait la différence avec la plupart de ses pairs. La preuve que pour être dans la zone, il faut être un « physical genius » : s’améliorer physiquement et mentalement pour pouvoir être dans la zone le plus souvent possible et surtout pendant les moments décisifs. C’est ainsi qu’il soutient que réduire une performance exceptionnelle au « simple » fait d’être dans la zone est ridicule car dévalue l’immense préparation nécessaire pour devenir cet athlète hors-pair.

Entre les deux théories, il ya certainement un juste milieu, où le conscient et l’inconscient jouent tous deux un rôle crucial et s’équilibrent, de telle sorte que certaines performances se hissent au-delà d’une simple explication sportive.

Les conditions du phénomène:

Si les caractéristiques de la Zone ne sont donc pas évidentes, ses conditions sont plus claires. Pour être « in the groove », il faut se trouver dans un contexte particulier illustré par le graphique suivant qui combine l’enjeu du challenge, de l’activité, et l’état d’esprit dans lequel le sujet l’aborde.

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Source : Finding flow: the psychology of engagement with everyday life par Mihály Csíkszentmihályi

C’est ainsi que le nouvel objectif vis-à-vis de cette Zone est de maitriser celle-ci. Si l’on sait définir les conditions d’entrée, on doit être capable de décider d’y entrer et de définir le moment ou on en est sorti. Trouver l’environnement parfait dans lequel le sportif maximisera ses chances de connaître cet état de grâce.

Mais venons enfin à ce qui nous intéresse concrètement : à quoi ressemble le Flow dans le monde de la balle orange? Quand a-t-on pu avoir l’occasion d’admirer des athlètes dans cet état de quasi-transe? Beaucoup, à des niveaux plus ou moins forts. Un T-Mac qui plante 13 points en 35 secondes est clairement « in the groove ». Idem pour Goran Dragic face aux Spurs il y a 9 mois. Bien sûr, un Kobe Bryant en seconde mi-temps du fameux match aux 81 points expérimente pleinement la Zone. Si vous regardez ce match prochainement, tendez l’oreille car les commentateurs l’évoquent souvent quand the Black Mamba prend feu.

Suite au match, Kobe tiendra les propos suivants : « J’étais dans mon monde. Rien ne pouvait atteindre ma confiance.Il n’y avait pas de question à se poser : le ballon rentrait. Tout était en slow motion, je ne pouvais pas me manquer. Quand ça arrive, il ne faut pas y penser, surtout pas. Sinon l’état de grâce peut s’envoler en un instant. Tous les bruits ne font plus qu’un, on fait abstraction de tout. Le truc, c’est ça. Continuer dans la même voie et ne rien laisser perturber ton rythme. […] Tout l’environnement : le public, l’équipe, passait au second plan. Quand t’es dans cet état là, les autres ne peuvent pas faire grand-chose, si ce n’est te contenir dans cet état, te nourrir pour te donner encore plus faim. »

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Kobe, un spécialiste de la zone ? De tels propos ne sont pas anodins. Sous les ordres de Phil Jackson, Bryant a effectivement pu s’empiffrer des conseils du plus grand spécialiste NBA du Flow. L’un des meilleurs psychologues que la ligue n’ait jamais connu est effectivement lui aussi obnubilé par un concept qu’il s’est forcé de provoquer chez les Bulls des 90’s puis des Lakers de la dernière décennie. Des médias américains relataient ainsi des méthodes de travail et d’entrainement inédites, tournées principalement vers la méditation dans un objectif de placer ses joueurs dans cette fameuse situation optimale, dans laquelle la grande majorité des conditions du Flow sont remplies.

Jetez donc un coup d’œil à cette citation issue du bestseller de Phil Jackson, Sacred Hoops : « La plupart des rookies arrivent en NBA en pensant que ce qui va les rendre heureux est d’étaler leur propre égo, leur conscience, sur toutes les chaînes télés. Cette approche du jeu est vide de sens. Ce qui rend le basket si exaltant, c’est la joie de se fondre dans la danse, même si cela ne dure que le temps d’un magnifique instant ».

Car Phil Jackson, avant d’apprendre à ses joueurs de jouer au basket ensemble, les motive à saisir l’opportunité du moment présent et à s’impliquer dans le processus qu’est jouer au basket. S’impliquer, pleinement.

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Une implication sur laquelle il faut travailler : garder la concentration et la motivation pour avoir l’opportunité d’expérimenter la Zone même après 10 ou 15 ans de carrière n’est pas facile. Vous comprendrez alors pourquoi un joueur comme Grant Hill continue à s’éclater aujourd’hui sur les terrains, après tant d’années de frustration. Ou même pourquoi Michael Jordan est revenu encore plus fort après sa pause-baseball, le temps de retrouver la motivation et cette soif d’implication.

Clairement, la Zone est la preuve que la clé du succès dans tous les sports – et peut-être pour le basket plus que pour d’autres – est aussi (surtout?) mentale. « Ne faire qu’un avec la balle et le panier », « ne pas se poser de question », etc.

Mais comme le but n’est pas de rentrer dans les généralités, je vais simplement finir en revenant rapidement sur les fameuses techniques de Phil Jackson et en évoquant George Mumford. Un psychologue, spécialiste de la méditation,que Master Zen a spécifiquement fait venir de Boston jusqu’à Chicago en 1993. Mumford a ensuite suivi Jackson dans la cité des Anges californienne, poursuivant les méthodes mises en place dans l’Illinois. Des entrainements spécifiquement concentrés sur la méditation et la communication. Forcer les joueurs à se mettre en condition de la Zone. Avec une citation pour meilleur explication. Elle est signée George Mumford, et est à la fois étonnante et remarquable.

« Ce que j’essaye d’apprendre aux joueurs, c’est s’oublier pour se trouver afin de performer. Ce que je veux dire par là, c’est qu’il ne faut surtout pas se dire ‘là, je vais vraiment bien’ ou ‘là, rien ne va’. Le meilleur exemple? Le match 1 des finales 1992. Les six 3-points de Michael Jordan en première mi-temps. C’était avant que je travaille avec Michael, mais je me souviens avoir vu le match. Il rentre ses cinq premiers 3 points : tout va bien il est dans la Zone. Mais au moment où il réussit son sixième et qu’il se retourne pour hausser les épaules avec cette célèbre moue du type ‘désolé, mais la même moi je ne comprends pas’, c’est fini. Il sort de l’état optimal, et à ce moment précis je savais qu’il ne pouvait plus rentrer un seul shoot comme les précédents. Une fois que vous agissez de nouveau de manière consciente, que vous dites ‘hé, regarde ce que je fais’, ce Flow si précieux disparait aussi subitement qu’il est arrivé ».

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Je vous laisse le lien d’une autre interview de Mumford, tout aussi passionnante :http://www.mbaproject.org/4Youth/the-chicago-bulls-meditate-so-do-the-lakers

Ils parlent de la Zone :

– « Jouer comme si notre vie en dépendait alors qu’on sait pertinemment que ce n’est pas le cas » – Amir Khan, boxeur
– « Un sentiment unique : le temps ralenti et tout devient plus clair. Le moment où tu sais exactement que ta technique est au sommet. Tout semble si facile et ce sans éprouver aucun effort. Chacun de tes muscles, chacune de tes fibres fonctionne en telle harmonie que le résultat final est juste fantastique » – Mark Richardson, sprinteur.
– « Lorsque je suis dans une course, il n’y a plus qu’une chose qui compte : la course. Tout le reste n’a aucune importance » – Bill ShoeMaker, jockey
– « C’est quand le conscient entre dans le domaine sportif, qu’on commence accumule les deceptions. C’est comme la Constitution qui separe l’Eglise et l’Etat : le sport doit a tout prix separer l’esprit et le corps. » – Bill Lee, joueur de baseball
– « L’essence du sport, c’est de le considérer comme au-dessus de tout quand on le pratique, et n’y accorder qu’une importance minime quand on ne le pratique pas » – Roger Bannister, athlète spécialiste du demi-fond
– « La clé du succès, c’est de laisser libre court aux émotions. Jouer avec son âme autant qu’avec son corps » -Kareem Abdul-Jabbar
– « Penser ? Comment peut-on penser et frapper la balle en meme temps ? » – Yogi Berra, joueur de baseball.
– « J’étais déjà en pole position. Soudain, j’ai vu que j’avais deux secondes d’avance sur tout le monde, même sur mon binôme qui avait la même voiture. J’ai alors réalisé que je ne conduisais plus la voiture consciemment. Je la conduisais comme instinctivement. J’étais comme dans un tunnel : tout le circuit était un tunnel. Je continuais et continuais, encore et encore et encore et encore. J’avais largement dépassé mes propres limites mais j’étais toujours capable d’aller encore plus vite et de prendre un peu plus d’avance. » – Ayrton Senna
– « J’ai ressenti comme un étrange calme…une sorte d’euphorie. J’ai eu l’impression de pouvoir courir une journée entière sans fatigue, de pouvoir dribbler à travers toutes leurs équipes ou à travers tous mes adversaire, comme si je pouvais presque leur passer à travers physiquement. » – Pelé

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Pour aller plus loin…

Bien entendu, le “flow” ne s’applique pas qu’au domaine sportif. Beaucoup essayent de trouver cet état de grâce dans la vie de tous les jours, « saisir le moment présent », expérimenter ce flow au quotidien pour profiter au maximum de son existence. De nombreux psychologues cherchent encore les moyens de parvenir a cet état ‘second’. C’est tout l’intérêt de pratiques telles que le yoga, ou même le message véhiculé par certaines religions (on pense bien entendu au bouddhisme).

Vous l’aurez compris, la Zone est à la fois claire et très floue. Est-ce le lieu de la confiance absolue? De l’inconscient? Du talent à l’état pur? Les psychologues se contredisent sur le sujet, et les études consistant à recueillir le ressenti des sportifs après une performance hors du commun pour encadrer plus concrètement cet état optimal se multiplient. L’enjeu est à la fois de définir les caractéristiques de l’état, et les moyens d’y parvenir. Imaginez vous seulement si l’on pouvait trouver le moyen d’entrer et de rester « in the zone », de percer le mystère du Flow. Le sport serait à la fois plus beau qu’il ne l’a jamais été, mais perdrait aussi tout son intérêt… Toutes les analyses d’hier comme d’aujourd’hui, aussi intéressantes et argumentées soient-elles, restent toutes relativement subjectives et très différentes les unes des autres : à chacun d’y trouver son juste milieu selon ses convictions ou croyances.

06 mai 2011 le monde.Fr

« L’hyperconscience » de nos champions décodée par Philippe Presles. Passionnant !

Dans son ouvrage « Tout ce qui n’intéressait pas Freud » (2011), Philippe Presles plonge au cœur des mystères de la conscience. A l’origine de cet intérêt, son propre vécu « d’une situation extrême de la conscience » : une électrocution. Un jour de bricolage, il commet un acte de négligence le conduisant à se retrouver à tenir un fil électrique dans chaque main. Le temps qu’il comprenne son erreur, il était malheureusement trop tard : « En passant d’un bras à l’autre, l’électricité me bloquait la poitrine, m’empêchant de respirer ou de crier. Elle me plaquait les bras repliés contre le corps. Il m’était impossible d’arracher ces câbles meurtriers… J’étais bien en train de mourir » (p.18). Au moment où la situation nous semblait bel et bien désespérée, son récit prend une toute autre tournure : « C’est alors que j’ai entendu en moi, dans un grand silence, une voix parler très calmement et dire : « Que m’arrive-t-il ? Je m’électrocute. Impossible d’arracher les fils. Je vais mourir. » Puis, après un moment assez long : « Tes jambes marchent encore… » Et je me suis mis à courir dans la pièce à côté, ce qui arracha les fils, trop courts pour me suivre ».

Ce jour restera pour Philippe Presles, celui où sa conscience lui a sauvé la vie. Selon lui, s’il n’avait pas été capable de se parler à lui-même, la situation qu’il était en train de vivre serait demeurée incomprise, ce qui l’aurait empêché de découvrir la solution. Comme l’a écrit Boris Cyrulnik« l’objet d’étude que l’on choisit est un aveu autobiographique ». Il semble que Philippe Presles n’ait pas échappé à la règle. Cet épisode le conduit à une volonté farouche de comprendre le vécu des « situations extrêmes de la conscience ». Il se rend compte qu’à l’exception des expériences de mort approchée, ces situations ne font pas l’objet de recherches scientifiques. Il décide alors de se pencher sur leur étude et d’interviewer de nombreuses personnes ayant également été sauvées par leur conscience : accident de la route, bataille lors de la guerre du Vietnam, noyade, dépression…

Au fil de ses recherches, il comprend que des moments de conscience exceptionnels peuvent être associés à une autre « catégorie » de situations extrêmes. Cette constatation le conduit à interroger des artistes sur leurs performances sur scène, des grands croyants, des moines bouddhistes au sujet du vécu de leurs prières ou de leurs méditations et de nombreux champions au sujet de leurs exploits sportifs.

Tous les témoignages recueillis, quels qu’ils soient, sont passionnants, émouvants et étonnants. L’incroyable potentiel de notre conscience lors d’événements exceptionnels, que Philippe Presles appelle « hyperconscience », s’avère d’une grande richesse dans la compréhension du fonctionnement de notre conscience en général.

En ce qui concerne plus précisément nos sportifs de haut niveau, les passionnés du discours intérieur se plairont à découvrir leur vécu de ces moments où il s’agit de tirer partie de tout le potentiel de leur conscience pour être performants. Distorsion du temps, « hyperconcentration », « hypersensibilité », « hyperstress », fluidité sont autant de sujets abordés. Philippe Presles considère que dans ces moments, l’individu se sent complètement vivre : « On comprend pourquoi la pratique du sport au plus haut niveau est une grande source de joie et pourquoi cela vaut la peine de souffrir à l’entraînement ou lors des exploits » (p.157)

L’attention, considérée ainsi qu’un processus mental, consiste en la concentration et la focalisation sur un stimulus, un événement mental ou une tâche. Vue comme le processus de sélection des multiples informations entrantes, l’attention apparaît comme un processus de décision de la conscience qui opère des choix informationnels. La capacité de préparer sélectivement notre système nerveux pour traiter un ensemble de stimuli, ou encore la capacité de réflexion – comme celle, tout simplement, qui consiste en l’évaluation des possibilités de réponses à une question – , ces capacités forment toutes des dispositifs d’attention. L’attention est une ressource mentale limitée. Les procédés automatiques qui opèrent de manière parallèle, où les capacités ne sont pas intentionnelles et restent inconscientes, n’exigent pas que l’on puise aux ressources de l’attention. (Le simple fait de penser à la tâche qu’on accomplit pourrait effectivement conduire à effectuer cette tâche de manière erronée). Le traitement contrôlé, comme celui qui régit les tâches inhabituelles, opère par série, capte l’attention et limite par conséquent les ressources. La mémoire humaine à court terme (la Mémoire de Travail) est limitée à environ trente secondes pour ce qui concerne ses capacités temporelles ; celle-ci, d’un point de vue quantitatif, ne peut prendre en compte que sept bribes d’information au maximum, quantité certes minime, mais qui peut aussi bien déboucher sur un mauvais traitement de l’information. À n’importe quel moment, plusieurs traitements conceptuels actifs ou quasi actifs rivalisent pour accaparer les ressources cognitives et l’attention. Un large éventail d’informations est examiné à chaque instant et l’on trouve dans la mémoire un choix encore plus important d’informations activables susceptibles de fournir un contexte pertinent dans lequel on puisse traiter la nouvelle information. La « Pertinence » est un terme théorique qui se réfère à l’utilité cognitive d’un élément d’information dans un contexte, ou pour un individu dans un temps donné. Le but intrinsèque de la cognition humaine est la maximalisation de la pertinence et la réalisation d’un maximum d’effets contextuels avec le minimum d’effort de traitement.
La communication crée des espérances de pertinence chez les autres, suscite et exploite des espérances spécifiques de pertinence. La poursuite humaine de la pertinence comme un facteur constant permet à la communication de valider à un certain degré de succès ce sur quoi les autres portent l’attention ou ce qu’ils pensent. Ils portent de l’attention à l’information qui leur semble la plus pertinente, en combinant cette information avec l’information contextuelle disponible la plus pertinente. Parce que les humains suivent ce système prévisible, ils peuvent agir sur les esprits les uns des autres en manipulant les attentes de pertinence et le degré d’importance devient un état d’esprit négocié.

Entre l’origine de la vie et l’origine de l’homme, il y a l’émergence de la conscience, considérée par la plupart comme le plus profond des mystères, bien qu’il soit accessible à tous : il n’y a pas besoin cette fois de remonter aux temps préhistoriques, ni même à son émergence chez le nourrisson. Il devrait suffire de s’examiner soi-même, et pourtant rien de plus difficile ! On n’imagine pas tous les délires que cela a pu susciter chez les plus grands savants, avec la prétention on ne peut plus obscurantiste d’expliquer un mystère par un mystère plus profond, que ce soit la complexité d’où émergerait la conscience on ne sait comment, ou des supposés phénomènes quantiques (John Eccles) dont la principale caractéristique est qu’on n’en connaît rien ! Ce qui fait obstacle à la compréhension de notre propre conscience, c’est le plus souvent la surestimation de notre clairvoyance, la croyance naïve dans une réalité immédiate ou les conceptions religieuses de l’âme et du libre-arbitre, notions portées à un tel absolu qu’on ne peut plus les incarner dans aucun processus matériel. On verra qu’effectivement liberté et conscience ne sont pas dissociables mais c’est une liberté qui n’a plus rien d’absolue puisqu’elle est plutôt inhibition du corps et question de l’esprit, orientation incertaine et délibération intérieure.

La conscience n’est sans doute rien d’autre que cette interrogation qui nous alerte et nous éveille par un manque d’information ressenti soudain et qui nous rappelle à l’existence, mobilise perceptions et souvenirs, nous sort de l’inconscience où se déroulent tous nos automatismes, réflexes ou habitudes. Etre conscient, c’est faire le point, c’est être conscient de ses propres choix et de leurs conséquences, c’est être responsable de ce qu’on fait (on peut en donner les raisons). De sorte qu’on peut dire que toute conscience est conscience de soi, d’une certaine façon, et même conscience morale. Au lieu de dire que « toute conscience est conscience de quelque chose », il serait plus exact de dire que toute conscience est conscience d’un problème, toute conscience est question qui interroge notre présence au monde, projection vers l’extérieur, intentionalité, désir. Il n’y a pas de conscience rationnelle, froide et indifférente même si la conscience tend à l’objectivité. La conscience comme mise en cause de notre être est inséparable d’une certaine conscience de soi, ce qu’on appelle le « pour-soi », ce qui ne veut certes pas dire une véritable connaissance de soi, dans une impossible complétude de la conscience, mais l’émotion du corps qui nous remue jusqu’aux tréfonds de l’être. A ne pas confondre avec la conscience du corps qui supervise les opérations, partie frontale qui regarde l’arrière (Francis Crick et Christof Koch) et qui est une conscience le plus souvent inconsciente !

D’avoir ancré la conscience dans le corps et réduit les prétentions de la conscience à l’hésitation du corps, son ouverture à la dé-couverte des possibles, ne doit pas mener, comme on le déduit trop rapidement, à un matérialisme moniste intenable qui se croit scientifique en réduisant à rien toute subjectivité. Il n’y a pas de conscience sans corps mais la conscience ne se réduit pas au corps, pas plus que l’information ne se réduit à la matière ou l’énergie. Avec la perception et l’échange de signes on est dans un autre ordre de réalité, celui d’un « causalité descendante » où c’est l’effet qui devient cause, l’objectif visé par la vision qui guide le corps. Il y a bien dualisme entre l’esprit et le corps, le subjectif et l’objectif, l’actif et le passif, la vie et la mort, information et matière, finalité et causalité, organisation et entropie. Ce n’est pas prétendre qu’il y aurait une totale indépendance entre l’esprit et son substrat matériel, le signifié et le signifiant, le software et le hardware. Il est d’ailleurs certain qu’il y a des degrés de conscience qui correspondent au degré de complexité du système nerveux, même si la conscience ne se réduit pas au corps puisqu’elle est ouverture à l’extériorité. Dès lors se pose la question de l’émergence d’une conscience dans les formes les plus primitives de la vie ainsi que la possibilité de doter des robots d’une véritable conscience artificielle, enfin, enjeu politique essentiel, nous devons affronter la question de la construction d’une conscience sociale, en particulier d’une conscience écologique.

La conscience et la vie (finalité et information)

Nous sommes aveuglés par notre conscience humaine liée au langage plus qu’on ne croit mais il est certain que les animaux ont une conscience, du moins les mammifères, pour les reptiles ou les insectes c’est moins sûr. Tout dépend de ce qu’on entend par conscience qu’on peut même prêter à une simple cellule à condition d’admettre bien sûr des degrés dans la conscience (ce n’est pas tout ou rien). De ce point de vue, le premier degré de la conscience, c’est la vie elle-même puisque la vie c’est l’information, la sensibilité, la perception, la réaction à un signal extérieur. Bien sûr c’est un peu abusif mais on peut voir déjà une forme de conscience dans la boucle rétroactive, les phénomènes réflexifs ou récursifs d’une construction interactive avec l’environnement, puisque la causalité n’y est plus intérieure mais vient de l’extérieur, à partir des effets. On reste malgré tout au niveau de l’automatisme et il est difficile de prêter une conscience à un simple thermostat !

Du moins, ce qui émerge avec l’organisme ou l’organisation, c’est la finalité et le projet. On en chercherait vainement la cause dans un élément particulier du corps, en dehors de la finalité de l’organisme tout entier, de sa durabilité et sa reproduction, qui opère là aussi par causalité descendante (downward causation). Si l’effet peut précéder la cause, il ne faut voir là aucun paradoxe insurmontable dès lors que toute finalité est apprise, répétition du passé. Il n’y a pas de finalité sans mémoire (toute révolution nous ramène à l’origine). On peut dire que le principe vital c’est la mémoire (l’ADN) qui prend le pas sur les autres constituants pour guider l’ensemble (le corps obéit à l’esprit, l’effet attendu devient cause). La mémoire est mémoire du corps qui substitue à une causalité matérielle immédiate la subjectivité d’un savoir antérieur. La conscience c’est le conducteur. L’esprit possède le corps (la conscience est le sommet de la hiérarchie selon Sperry). De bons matérialistes voudraient que la conscience soit une simple émergence, certains disent une « survenance », mais ce qui émerge n’est pas un épiphénomène surajouté, c’est une finalité collective plus qu’un vague sentiment, la direction vers un objectif, une décision qui engage tout le corps en éliminant d’autres choix ou satisfactions possibles (de l’ordre du vote plus que du sondage).

Il faudrait sans doute distinguer ce qui est simple « téléomatique » (processus orienté, comme l’entropie, en dehors de toute volonté), ce qu’on appelle « téléonomie » (programme ou réflexe dont la finalité n’est pas consciente mais extérieure au programme) et ce qui est véritablement « téléologique » (dirigé vers un but, capable de pilotage et de rétroactions) qu’il faudrait diviser en finalité interne (subjective) et finalité artificielle (outil, automatisme, thermostat). Il faudrait prendre en compte aussi le fait que les organismes vivants se caractérisent non seulement par leurs fonctions vitales et leurs finalités (ou plutôt leur « équifinalité », c’est-à-dire leur capacité d’atteindre leur objectif par de multiples voies et tous les moyens disponibles) mais, de plus, par le fait d’être adaptables c’est-à-dire capables de changer de buts, ce qui dépasse le téléologique.

Arriver au niveau de complexité de la cellule serait déjà un exploit extraordinaire pour un programme informatique, et pourtant on est encore loin ici d’une véritable conscience et plus près d’une « irritation » ou d’un réflexe, de « L’organe cognitif au niveau moléculaire : le réseau immunitaire » (Varela, Autonomie et connaissance). Simplement, il faut admettre qu’une conscience ne devient possible que dans le monde de l’information et suppose l’intentionalité et la rétroaction, la finalité et la prévision, l’apprentissage et la projection, processus qui existent à l’état primitif dans toutes les cellules. On doit partir du fait que la conscience est une propriété biologique et non une propriété de la matière.

Conscience animale

La conscience qu’on voudrait prêter à de simples bactéries ne peut pas aller bien loin, c’est sans doute un abus de langage. Il vaut mieux parler en ce cas de proto-conscience. Ce qu’on appelle conscience est fortement reliée à l’orientation dans l’espace et ne concerne donc pas les plantes, c’est une conscience essentiellement animale qui a son siège dans les neurones. Avec les neurones on accède à un niveau supérieur de conscience capable d’apprentissage, de réactions conditionnelles qui dépendent de l’intégration de multiples facteurs. La conscience animale est liée originairement à la prédation et l’exploration de l’extériorité (la recherche de nourriture et la fuite des prédateurs). Ce sont des fonctions qui dérivent des fonctions de filtrage assurées par la membrane au niveau cellulaire. Il ne faut donc pas s’étonner que dans le développement de l’embryon le cerveau soit une extension de la peau.

Là-aussi il faut insister sur les degrés de conscience qui commencent très bas. Même pour nous, l’inconscience domine des automatismes du corps sinon l’abrutissement de la vie moderne ou les emportements de l’humeur. Cela permet d’imaginer l’esprit embrumé de la tique qui guette sa proie ! Il ne suffit donc pas d’avoir des neurones pour être conscient, ou du moins le niveau de conscience peut être insignifiant. La perception elle-même reste en grande partie en-dehors de toute conscience, sauf quand elle prend valeur de signal. Pour remonter au plus primitif il faut penser à l’odorat qui est le sens le plus archaïque, directement relié à la biochimie et le plus proche d’un automatisme. Il est significatif qu’il soit très difficile de se souvenir d’une odeur alors qu’une odeur éveille facilement des souvenirs (la madeleine de Proust) voire des impressions de déjà-vu (ou des rêves quand on dort). Cela semble conforme à la fonction de la conscience de rappeler les souvenirs d’expériences passées dans la rencontre du réel. Il ne servirait à rien de se souvenir de l’odeur absente, c’est l’odeur qui doit rendre présente les souvenirs qui y sont liés.

Bien sûr, on n’appellera pas conscience une action réflexe, automatique et localisée. Tout ce qui est de l’ordre de la stupeur animale, de l’instinct, voire de la passion, ne saurait être mis sur le compte d’un comportement conscient, et pourtant il n’y a pas vraiment de seuil entre l’irritation ou la souffrance et la conscience qui en est plus ou moins submergée. Pour qu’il y ait conscience il faut un certain recul, un temps de réflexion, c’est-à-dire une capacité d’inhibition autant que de « calcul », permettant de peser le pour et le contre. La conscience est liée à la décision mais d’abord à l’inhibition de la réponse qui doit être différée pour ne pas être automatique. Ce qui la définit, c’est donc une suspension du sens, le sentiment d’un savoir qui manque et du risque d’erreur, d’une discordance entre le réel et sa représentation (étonnement, déception ou détresse), sinon on vérifie expérimentalement que la conscience suit de plus d’une demi seconde une décision déjà prise automatiquement et donc inconsciemment. C’est une conscience d’abord émotionnelle qui semble impliquée par l’existence des mécanismes de plaisir et de peine dont la valeur de signal s’adresse à une conscience qui doit en tenir compte (mais peut y résister aussi), de même que la souffrance individuelle a valeur de signal pour la conscience collective. Les travaux de Damasio ont permis d’établir ce qui différencie le sentiment (conscient) et l’émotion (inconsciente) : le sentiment commencerait ainsi avec la conscience des émotions, c’est-à-dire aussi un certain détachement de l’automatisme réflexe, soumis à examen. La conscience peut être vue comme un moment d’inhibition et de dissociation de la réalité (Piaget), de prise de recul et de détour, où se réaffirment ses objectifs, son intentionalité. Elle est donc, d’une certaine façon pré-intentionnelle.

Une bonne façon de définir la conscience, c’est d’en faire une question, un dysfonctionnement cognitif, la recherche d’une réponse, un besoin d’information complémentaire, sorte d’irritation cérébrale. C’est une définition qui pourrait rapprocher une multitude de gens, de Martin Heidegger (l’ouvert) à Valéry (penser c’est perdre le fil) ou Henri Laborit (déficit informationnel) ! La conscience ne se confond donc pas avec la pensée, les processus neuronals et les réponses réflexes. La conscience est conscience d’un problème, intentionalité attentive (en attente) avant d’être conscience de quelque chose. Remarquons que la caractéristique des neurones est d’établir des connexions multiples. On peut définir aussi le savoir comme liaison entre deux phénomènes (Lacan disait entre deux signifiants, ce qu’il notait S2). Un savoir cablé est un automatisme inconscient. La conscience quant à elle a plutôt à voir avec cette autre caractéristique des neurones, qui est leur plasticité, leur capacité de déconnexion et d’oubli, de perdre le fil et de se remettre en cause. On ne peut toutefois s’en tenir à cette caractéristique essentielle car s’il y a conscience d’un manque de savoir, cela suppose de pouvoir le combler puisqu’il faut bien décider ce qu’on va faire. La conscience suppose la délibération et l’exploration mais aussi la mémoire et l’apprentissage dont elle est l’inquiétude. Dans ce sens, la conscience comme « résolution de problèmes » est le nom du remaniement structurel du réseau cognitif face à l’information extérieure, une sorte d’intégration à la va comme je te pousse dans le réseau existant où elle est comparée aux informations précédentes analogues (qui pourraient être triées en arbres binaires par exemple, ce qu’on appelle BTree en informatique, ou quelque chose de semblable), à quoi succède un test de cohérence, de fermeture du cercle, au bout d’un certain nombre de tâtonnements. Au niveau du cerveau on peut faire l’hypothèse qu’il y a un afflux de ressources qui se concentrent, grâce aux astrocytes, dans un certain nombre de régions du cerveau, y stimulant les connexions-déconnexions de neurones jusqu’à une stabilisation du circuit. On peut dire de la conscience qu’elle émerge comme complexification de la réponse à apporter aux situations rencontrées en faisant appel à toutes les informations disponibles, passage en revue des situations analogues déjà rencontrées dans le passé mais aussi recherche d’indices complémentaires pour stabiliser la signification de la situation et relâcher la tension ou bien passer à l’acte. On parle de sélection darwinienne tout-à-fait hors de propos pour ce qui est plus exactement une sélection par le résultat et un effort d’organisation. Il faut souligner que l’action n’est pas la conscience même si la conscience est d’abord conscience du corps agissant, le suivant comme son ombre. La conscience comme question précède au contraire l’action, c’est un détour qui la diffère et l’inhibe, et, donc, soit je pense, soit j’agis !

On peut l’illustrer avec l’histoire racontée par Konrad Lorenz, d’un « poisson-bijoux » qui ramène ses petits dans sa bouche mais avale aussi un ver qu’on lui donne et qu’il ne peut manger sans avaler aussi ses petits. « Le poisson resta immobile, les joues gonflées mais sans mâcher. Si j’ai jamais vu un poisson réfléchir, ce fut à ce moment-là. Mesure-t-on l’émerveillement de voir un poisson dans un authentique dilemme » Denton, p167. Le poisson finit par expulser tout ce qu’il avait dans la bouche puis par manger le ver d’abord avant de ramener ses petits au nid. Heureuse issue contrairement à l’inhibition totale de « l’âne de Buridan » supposé mourir de faim dans l’impossibilité de choisir entre deux tas d’avoine situés exactement à la même distance ! Tout cela confirme malgré tout l’importance de l’inhibition et du conflit intérieur dans la conscience et permet aussi de comprendre qu’il ne peut y avoir de conscience sans une certaine confiance et sécurité (pas de peur panique).

Au vu de tout ceci, la question du libre-arbitre ne semble pas si insoluble. Qu’y a-t-il d’extraordinaire au fait qu’un animal puisse passer en revue différentes solutions apprises dans son histoire passée avant de se décider pour la plus adaptée ? Le libre-arbitre ne fait qu’exprimer la pondération personnelle des finalités en jeu, une hiérarchie des valeurs et la complexité de certains choix, c’est-à-dire une information insuffisante. Il n’y a pas de liberté sans une certaine ignorance, une dimension de pari (c’est pour cela que Dieu n’est pas libre). Rien de mystique là dedans, qui va jusqu’à l’indécision, l’errance et l’erreur qui est le propre du vivant (« la vie est ce qui est capable d’erreur » disait Canguilhem) et que l’humanité multiplie à loisir (Errare humanum est), accélérant ainsi l’évolution culturelle. On s’extasie de constater que la décision est d’abord inconsciente avant de devenir consciente au moins 550 millisecondes après mais cela ne remet pas en cause notre supposé « libre-arbitre » dès lors que la prise de conscience peut changer la décision et arrêter l’action entreprise machinalement. Certes on ne peut plus imaginer que nous soyons « entièrement » libres et responsables, du moins nous avons à faire des choix entre des voies multiples, entre faire et ne pas faire, entre court et long terme, entre raisons contradictoires.

On voit que non seulement il y a des degrés de conscience mais que la conscience est momentanée et précaire. La conscience est rare même pour nous, l’inconscient est la règle (on pense par grille, par automatismes, par préjugés ou par habitudes). Ce n’est pas une raison pour faire de la conscience un épiphénomène, ni un simple déterminisme, une rationalisation surajoutée après-coup quand on ne sait pas ce qu’on va décider et qu’il faut examiner la question ! Ce qui nous rend libres et nous détache des pulsions internes, c’est cette capacité d’inhibition et de contrôle des conséquences de nos actes.

Bien qu’elle se construise à partir de modules diversifiés et d’informations dispersées, ce qui constitue la conscience c’est de prendre le corps comme un tout car elle est impliquée dans les mouvements du corps et doit se faire une représentation de sa position (notamment par rapport aux autres consciences) pour s’engager. Elle est mise en jeu du corps, mise en jeu de sa vie (ce qui ne peut être le cas d’une machine) et donc déjà conscience de soi (besoin de croire en soi). On retrouve ici le mécanisme récursif de la boucle de rétroaction qui illustre le fait que toute conscience est conscience de soi (mais toute conscience de soi n’est pas consciente!). La conscience est un point de vue subjectif, point de vue de la représentation et de l’interprétation, perception intérieure qui se connaît comme telle en ce qu’elle peut se tromper et se corriger.

Avec les sociétés animales, on passe sans doute un nouveau seuil de la conscience et de la conscience de soi. Il y a en effet une composante sociale et impersonnelle de toute conscience qui est ouverture au monde et se laisse affecter par le réel extérieur, par le flux d’informations comme par d’autres consciences. En particulier, on peut relier la question de la « conscience de la conscience » avec ce qu’on appelle la « théorie de l’esprit », c’est-à-dire la représentation de ce qui se passe dans la tête d’un autre animal ou d’une autre personne, et qu’on peut supposer au moins dans toute lutte ou prédation. Avec les insectes sociaux (même les abeilles, si ce n’est les fourmis) mais surtout avec les prédateurs et les animaux grégaires, on accède donc à une réflexivité supplémentaire, faisant ressortir le caractère collectif de toute conscience qui est arbitrage (et donc qu’il n’y a pas de conscience qui ne soit pluricellulaire au moins). Cela justifie d’une certaine façon les théories d’émergence de la conscience à partir d’un réseau complexe mais ce n’est qu’un aspect de la question.

Conscience humaine et conscience de soi

D’étapes en étapes, on est passé par toute une série de degrés de conscience sans aller encore très loin pourtant. Il n’y a pas beaucoup plus que des éclairs de conscience chez les animaux. Il faudrait éviter de faire preuve d’anthropomorphisme en ce domaine et projeter sur les animaux une conscience spécifiquement humaine. Pour cela, il est indispensable de bien délimiter ce qui nous est propre, en particulier le langage qui modèle notre univers plus qu’on ne croit et lui donne une permanence qu’il n’a pas chez les animaux. Le langage crée un monde où chaque objet renvoie aux autres objets. De plus, avec le langage, l’homme accède à une véritable conscience de la conscience, à l’objectivation de la pensée et sa réflexion (dans l’écriture ou l’examen de conscience). Le langage structure tellement notre pensée qu’il donne à la conscience et la conscience de soi un tout autre sens et les porte à une puissance bien supérieure. Il y a donc à la fois continuité avec la pensée animale et rupture radicale qui se traduit dans la culture humaine et tous les faits de civilisation.

Ce qui distingue la culture de la nature, l’homme de l’animal, c’est l’inhibition de ses instincts, sa capacité de s’arracher de son animalité, reproduisant le mouvement de recul de la conscience sur l’ensorcellement des sens et les réflexes primaires. Ce n’est pas une découverte, nous sommes beaucoup plus conscients que les animaux, et plus civilisés ! Répétons que cela ne veut pas dire qu’on soit si conscient que cela, de même qu’on ne sort jamais complètement de l’animalité tant qu’on est vivant. La bêtise domine toujours. Il y a tant de limites à la conscience, pas seulement le rêve et les états de conscience modifiées par diverses drogues, la fièvre ou la fatigue. Entre tout ce qu’on ne sait pas encore, l’inconscient biologique et l’inconscient freudien, les dogmes et les préjugés, notre plage de conscience est assez étroite et précaire. Ainsi, la plupart du temps la conscience des choses n’est pas consciente d’elle-même, pas consciente d’être simple conscience qui peut se tromper. Le mécanisme de perception s’efface derrière l’objet perçu et nous avons une tendance naturelle à prendre l’image pour la chose même (savoir que tout savoir est savoir d’un sujet, c’est ce qui s’appelle le savoir absolu comme limite subjective de tout savoir, sa partialité).

Malgré tout, la conscience de soi et sa composante sociale sont beaucoup plus fortes que chez les animaux, en particulier dans son individuation exacerbée, au point de contaminer toute conception que nous pouvons nous faire de la conscience (individuelle). L’individuation est un phénomène qui n’est pas originaire mais doit être construit socialement, c’est un processus historique où, là aussi, il y a un développement continu avec certains degrés significatifs. Au début règne l’évidence objective d’une information partagée par le groupe et reproduite par imitation constituant la réalité même, inquestionnée (conformisme, dogmatisme, réalisme). La conscience de soi et l’identification se forgent petit à petit dans la séduction et la rivalité, le désir de désir qui nous constitue comme sujets et nous fait vouloir être quelqu’un pour quelqu’un. La subjectivité en est profondément affectée et l’image que nous avons de nous-mêmes (et de notre conscience) qui va jusqu’à refouler ce qui ne nous semble pas conforme à notre idéal (ce qu’on prétend être pour les autres) : c’est la fausse conscience, voire la mauvaise conscience ou la pure et simple mauvaise foi.

Si la conscience humaine peut se mentir à soi-même, la dissimulation et le mensonge aux autres tient un rôle crucial dans la conscience de soi et la construction d’une intériorité. En effet chez la plupart des enfants, la découverte du pouvoir de mentir sans être dévoilé est la révélation de leur intimité, leur quant-à-soi, leur autonomie relative, leur subjectivité, début d’une véritable conscience de soi. Sans mensonge aucune société ne peut tenir (mais une société qui permettrait le mensonge ne tiendrait pas plus). De même que toute conscience est manque de savoir, la conscience de soi résulte du manque de savoir de l’Autre et de notre propre opacité, de notre capacité de dissimulation et de notre insondable mystère.

On peut observer l’émergence de la « conscience de soi » qui se construit chez l’enfant par morceaux sur la base des traces archaïque de la vie néo-natale (voire de la vie foetale) dans une intégration progressive où l’interaction avec les parents est primordiale :
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Depuis le début, la construction de l’expérience du bébé est indissociable du psychisme parental -« maternel »- qui donne progressivement à ses premières sensations morcelées une forme et plus tard une signification, de façon à les transformer en perceptions et à en faire surgir les représentations. Dans ce sens, la « pré-conscience de soi » est liée à la « conscience » de l’adulte de référence, ce dont il restera toujours une certaine trace.

Luc Roegiers


La conscience de soi a pour précurseur dit « écologique » l’intégration fonctionnelle issue du feedback perceptif du corps reçu par le bébé pendant son développement pré- et post-natal, au cours d’expériences polysensorielles précoces (toucher double main/joue, succion du pouce, production/audition du son). La conscience réflexive proprement dite requiert un feedback social – visuel, auditif et en particulier langagier (Rochat, 2003b).

La conscience morale

La conscience de soi n’est pas une donnée (je me vois), ce n’est pas l’unité effective du corps qui précède la pensée, elle est avant tout désir, devoir-être, rapport aux autres, narcissisme absorbé dans son image. La subjectivité est projection dans l’avenir et dans l’Autre, au contraire d’une sensation passive et d’une causalité purement matérielle.

Cette unité doit devenir essentielle à la conscience de soi, c’est-à-dire que la conscience de soi est désir en général. Désormais, la conscience, comme conscience de soi, a un double objet, l’un, l’immédiat, l’objet de la certitude sensible et de la perception, mais qui pour elle est marqué du caractère du négatif, et le second, elle-même précisément, objet qui est l’essence vraie et qui, initialement, est présent seulement dans son opposition au premier objet. La conscience de soi se présente ici comme le mouvement au cours duquel cette opposition est supprimée, mouvement par lequel son égalité avec soi-même vient à l’être.

Par une telle réflexion en soi-même l’objet est devenu Vie.

G.F. Hegel, Phénoménologie de l’esprit

Si toute conscience est conscience de soi, il faut faire un pas de plus et admettre, conformément aux conceptions populaires, que toute conscience est conscience morale, conscience de nos responsabilités (notre devoir de répondre) où la conscience est reliée à l’appartenance à un groupe, à un réseau de communication, à une conscience collective et à la nature enfin (Gaïa). Notreresponsabilité est d’assurer un feed-back juste, pour ne pas tromper les autres mais participer à la fondation d’une vérité commune, c’est aussi le difficile arbitrage entre collectif et individuel. Là aussi, la conscience (morale) est liée à un conflit intérieur entre valeurs contradictoires.

Comme le dit Alain, dans son « Histoire de mes pensées« , « Toute conscience est d’ordre moral, puisqu’elle oppose toujours ce qui devrait être à ce qui est » p77. Pour tout le monde « l’inconscient c’est celui qui ne se juge pas » p266, l’idiot qui ne se regarde pas dans le regard des autres. Conscience et conscience de soi sont inséparables de la conscience des autres consciences et d’une « théorie de l’esprit » qu’on suppose commune, projection de nos propres réactions sur les autres. « L’acte de conscience consiste à faire intentionnellement en sorte qu’un objet soit ce qu’il est pour nous deux sous les auspices d’un symbole« . Walker Percy (Edelman p378). On peut dire aussi qu’être conscient c’est ne pas céder, être fidèle à soi, ne pas se trahir, ne pas subir : liberté paradoxale de ne pas faire par lâcheté ce qu’on ne veut pas faire, et de tenir sa place devant le tribunal de l’histoire ou le jugement des autres, préserver son image et construire la conscience que les autres ont de nous. Lévinas va même un peu plus loin. Pour lui, conscience et subjectivité viennent originairement de notre responsabilité pour l’autre (« l’Ethique comme philosophie première« ).

Contrairement aux hypothèses d’un cognitivisme trop réductionniste, il faudrait se rendre compte que langage, communication, société et morale précèdent l’individu qui n’est qu’un produit de la société et de la responsabilité morale de tout être parlant, à hauteur des informations en sa possession. C’est la culpabilité et le mensonge qui nous individualisent. Il est impossible de faire entrer dans un individu réduit à son corps et ses intérêts égoïstes les préoccupations morales et l’esprit de sacrifice dont il fait preuve si souvent, son honneur d’appartenir à une communauté supérieure à sa vie même, sans parler de l’amour plus fort que la mort et qui nous tient ensemble, noue l’individuel et le collectif (« C’est l’envie de plaire qui donne de la liaison à la Société, et tel a été le bonheur du genre humain que cet amour-propre, qui devrait dissoudre la Société, la fortifie, au contraire, et la rend inébranlable » Montesquieu, Cahiers). On s’étonne des attentats suicides comme on s’étonnait des kamikazes mais ce qui devrait nous étonner c’est que cela nous étonne alors que cela a toujours existé (en Chine par exemple), sans remonter jusqu’à Samson. Ce qui est étonnant c’est de croire à cette fiction le l’homo oeconomicus uniquement préoccupé de son intérêt. Le corps social est plus réel, plus important que nous, qu’on le veuille ou non, même si ses contours en sont flous et insaisissables, et que ses devoirs restent aussi incertains et soumis à notre jugement conscient. Il n’y a pas de sens qui ne soit commun. En tout cas, « les sentiments de culpabilité et la conscience du devoir seraient les deux propriétés caractéristiques d’une animal grégaire » (Freud, Essais, p144).

Conscience artificielle

Etant donnés ces différences considérables de conscience, il faudrait savoir ce qu’on entend par conscience artificielle car, s’il semble assez facile de s’approcher de mécanismes conscients avec, par exemple, la gestion par événements, les logiciels de pilotage et les régulations par boucles de rétroactions, il n’est pas sûr qu’il soit utile d’implémenter la totalité des composantes de la conscience et de la conscience de soi. Ce serait de toutes façons une autre paire de manche!

Les différentes objections que peut faire Gérald Edelman à la construction d’une intelligence artificielle me semblent donc inappropriées, du moins exagérées. Il a certes raison de critiquer l’objectivisme naïf du cognitivisme, d’opposer une programmation binaire aux subtilités du cerveau, de même que de souligner tout ce qui différencie un simple code (terme à terme) du langage humain (qui divise) mais ce ne sont pas des obstacles insurmontables. Il est tout-à-fait possible de programmer une « logique floue » (qui de toutes façons doit aboutir à une décision binaire, faire ou ne pas faire) et la compréhension du langage fait des progrès constants. Ces objections concernent d’ailleurs plutôt l’intelligence artificielle (systèmes experts) que la conscience elle-même.

On doit lui accorder par contre que ce qui distingue radicalement un ordinateur d’un organisme vivant c’est l’implication du corps, la mise en jeu de son être à travers le moindre de ses éléments, le contraire du point de vue extérieur du programmeur. Mais là encore on ne peut considérer comme recevable, ce qui semble une évidence à Fukuyama, qu’on ne pourrait pas doter un ordinateur d’émotions ! C’est au contraire assez facile. Encore une fois, le difficile n’est pas d’arriver à simuler une ébauche de conscience, le difficile c’est d’approcher la complexité d’un cerveau, même primitif. Les « réseaux de neurones » sont opérationnels et nous ont appris beaucoup sur le cerveau mais leur fonctionnement grossier reste bien loin des véritables neurones. Le « mur de la complexité » reste infranchissable pour longtemps encore. Il y a d’ailleurs une contradiction dans les théories cognitivistes qui reconnaissent le rôle irremplaçable de la sélection darwinienne dans l’évolution vers la complexité mais voudraient y substituer des mécanismes d’un simplisme navrant. Plutôt que prétendre faire mieux que la nature on gagnerait à l’imiter au plus près (il n’y a pas d’ailes d’avion aussi performantes que des ailes d’oiseau) mais si on voulait utiliser la sélection « naturelle » pour faire évoluer les programmes, il faudrait y consacrer un temps démesuré (géologique), même avec des processeurs de plus en plus rapides ! On n’arrive sinon qu’à résoudre les problèmes les plus triviaux.

Une autre limite infranchissable de la conscience artificielle c’est la composante sociale de la conscience et de la conscience de soi. Des robots humanoïdes pourraient s’en approcher mais il est douteux qu’on arrive à une véritable réciprocité. La mise en réseau de systèmes de surveillance en constitue une ébauche, mais sans commune mesure avec nous (pas plus que les « réseaux de neurones »). S’il n’y a donc pas d’impossibilité à concevoir une conscience artificielle, on en est bien loin, et si les capacités des machines nous dépassent sur de nombreux points (capacités de mémoire et de calcul), on ne doit craindre aucune « obsolescence de l’homme » dont la subjectivité devient au contraire de plus en plus irremplaçable. Ce qu’on demande à un être humain, ce n’est plus une force de travail mécanique, ni la répétition de procédures automatisées mais d’utiliser toute sa subjectivité et ses potentialités cognitives pour résoudre les problèmes qu’une machine ne pourra jamais résoudre aussi bien, pour un travail qui est donc de plus en plus humain, mais de plus en plus stressant aussi…

L’émergence d’une conscience sociale

Ce qui doit nous intéresser au plus haut point dans une théorie de la conscience, c’est l’émergence d’une conscience sociale. Non seulement on éclaire définitivement ainsi la constitution d’une conscience à partir d’une organisation en réseau et d’une mémoire instituée, de la confrontation de l’innovation et de la tradition, de la contestation de l’ordre établi par de nouvelles forces sociales, mais c’est une conscience qui n’est pas donnée, que nous devons construire, où nous sommes actifs et avons donc besoin d’une vision claire de notre rôle dans l’affaire. L’émergence d’une conscience collective est au coeur de l’action politique et singulièrement d’une conscience écologique.

Pour illustrer la constitution d’un sujet collectif, Lucien Goldmann prend l’exemple basique d’une armoire à porter par 4 ou 5 personnes, où l’on voit que c’est l’action collective qui crée une conscience collective et non la somme des consciences individuelles. Comme il dit « Le groupe naît des actions qu’il engendre« . La conscience est donc à la fois projet commun et coordination des individus qui y participent, la responsabilité de chacun étant collective (celui qui ne porte pas l’armoire la rend plus lourde pour les autres). Même si cette présentation escamote le fait qu’il faut bien qu’il y en ait un qui serve de guide (il n’y a pas équivalence des personnes dans l’action), elle met en évidence qu’il ne suffit pas d’être côte à côte, entassés dans un train, pour constituer une conscience collective, il faut être organisés, engagés dans une finalité commune, dans l’action collective. Sondages et votes sont bien trompeurs à cet égard, on est plus dans la fabrication médiatique de l’opinion qui ne fait souvent que refléter l’intensité des informations diffusées. La véritable conscience se construit dans l’action et la participation à l’aventure humaine. « La communication n’existe jamais ailleurs que dans l’action commune » IS no 7, p21. On peut parler d’auto-organisation (bottom/up) pour ce mouvement de mobilisation où chacun tente d’apporter sa contribution, d’occuper la place où il est le plus utile. La motivation des individus et leurs capacités d’adaptation en réponse aux informations reçues sont bien plus efficaces qu’une organisation centralisée ou que la force brute (top/down), cela n’empêche pas que ce soient les contraintes de l’action collective qui sont organisatrices et non les individus qui se contentent de se règler sur les informations reçues, quand ils ne font pas qu’exécuter des ordres, afficher des « marques » ou mettre en pratique des slogans. La conscience collective ne résulte pas des consciences  individuelles mais les précède. C’est l’action collective qui crée le sujet collectif, c’est une finalité commune qui fait tenir le système social, qui fait corps, que ce soit une menace extérieure (guerre, catastrophes) ou une communauté d’intérêts (conscience de classe), le plus souvent contre d’autres (il y a division de la conscience et de la société).

C’est en se comprenant dans leur action à partir de cette perspective, dans la prise de conscience du sujet collectif, autrement dit dans la dé-réification, que les hommes peuvent accéder à l’authenticité et à la communauté humaines. p119

Toute oeuvre, toute action, toute situation humaine doit être comprise à partir de sa genèse, et sa genèse suppose non pas un seul sujet collectif, mais un affrontement de sujets collectifs. Les actions ont des résultats qui correspondent rarement aux aspirations précises d’un de ces groupes. L’événement, en effet, résulte objectivement d’un ensemble de projets et de tendances qui s’affrontent. p121

Lucien Goldmann, Lukács et Heidegger

On retrouve au niveau collectif les mêmes problèmes que ceux de la conscience individuelle. Ce n’est pas par hasard que Freud parle de « censure » et qu’il souligne les analogies entre « la psychologie des foules et l’analyse du moi » (« la psychologie individuelle se présente dès le début comme étant en même temps, par un certain côté, une psychologie sociale« ). Il y a donc bien une mauvaise conscience sociale avec tous les phénomènes de refoulement et de propagande au nom d’une idéologie et de l’image qu’on voudrait se donner face à l’ennemi chargé de tous les maux. Il y a pourtant une sacrée différence, c’est que l’unité de la société n’est pas donnée comme celle du corps, encore moins sa conscience qui n’existe pas en soi. La société est divisée et ne contient pas en elle-même sa finalité ni sa limite. Ses membres ne partagent pas tous le même savoir contrairement aux cellules qui ont toutes la même origine et contiennent toutes le code génétique de l’ensemble du corps. Certes les membres d’une communauté partagent souvent le même langage et la même culture. L’unité du corps social est effectivement basée sur l’information partagée, une idéologie dominante, un sens commun, des médias de masse, une monnaie d’échange, mais aussi sur le conflit social lui-même qui unifie autant qu’il divise (voir Georg Simmel). Pour autant, Thomas d’Aquin affirmait déjà contre le monopsychisme d’Averroès que nous ne partageons pas tous le même savoir ni les mêmes convictions, loin de là. Il y a une division du travail, une spécialisation de chacun qui nous tient ensemble et nous donne place dans la société (statut), nous individualise et nous solidarise un peu comme les organes d’un organisme mais de façon beaucoup plus précaire et toujours remis en cause. Les savoirs sont morcelés, chacun n’en sait qu’un bout. Il est d’autant plus crucial de construire une intelligence collective capable de les faire se compléter (ce que les sciences tentent de réaliser) mais qui ne va pas de soi ni sans dures épreuves. La vérité est l’enjeu de luttes car elle est à construire et dépend des autres.

La finalité de l’organisme est intérieure à l’organisme et, par conséquent, cet idéal qu’il faut restaurer, c’est l’organisme lui-même. Quant à la finalité de la société, c’est précisément l’un des problèmes capitaux de l’existence humaine et l’un des problèmes fondamentaux que se pose la raison. Depuis que l’homme vit en société, sur l’idéal de la société, précisément, tout le monde discute ; par contre, les hommes sont beaucoup plus aisément d’accord sur la nature des maux sociaux que sur la portée des remèdes à leur appliquer […]. On pourrait dire que, dans l’ordre de l’organique, l’usage de l’organe, de l’appareil, de l’organisme, est patent ; ce qui est parfois obscur, ce qui est souvent obscur, c’est la nature du désordre. Du point de vue social, il semble au contraire que l’abus, le désordre, le mal, soient plus clairs que l’usage normal. L’assentiment collectif se fait plus facilement sur le désordre : le travail des enfants, l’inertie de la bureaucratie, l’alcoolisme, la prostitution, l’arbitraire de la police, ce sont des maux sociaux sur lesquels l’attention collective se porte (bien entendu, pour les hommes de bonne foi et bonne volonté), et sur lesquels le sentiment collectif est aisé. Par contre les mêmes qui s’accordent sur le mal se divisent sur le sujet des réformes ; ce qui paraît aux uns remède apparaît précisément aux autres comme un état pire que le mal, en fonction précisément du fait que la vie d’une société ne lui est pas inhérente à elle-même.

On pourrait dire que, dans l’ordre social, la folie est mieux discernée que la raison, tandis que, dans l’ordre organique, c’est la santé qui est mieux discernée, mieux déterminée que la nature de la maladie. 108-109

Il n’y a pas une sagesse sociale comme il y a une sagesse du corps. Sage il faut le devenir, et juste, il faut le devenir. Le signe objectif qu’il n’y a pas de justice sociale spontanée, c’est-à-dire d’autorégulation sociale, que la société n’est pas un organisme et que par conséquent son état normal est peut-être le désordre et la crise, c’est le besoin périodique du héros qu’éprouvent les sociétés. 123

Georges Canguilhem, Ecrits sur la médecine

Non seulement la société est toujours en crise, s’interrogeant sur ses finalités, mais ses contours sont flous et insaisissables. Toute tentative de définir ses contours un peu trop rigoureusement se traduit d’ailleurs en exclusions et en violences déchaînées qui écrasent l’individu alors que la question est plutôt celle de la production de l’individu par sa responsabilité sociale. Contrairement à ce qu’on s’imagine spontanément, ce qui constitue le groupe, ce n’est pas la particularité de ses membres, une essence humaine, mais simplement l’identification à son leader et la participation à l’action collective. Il faudrait se rendre compte que la conscience collective est toujours incarnée (dans le chef, le prince ou le bureaucrate, si ce n’est le poète, le prêtre ou le philosophe). C’est pourquoi Freud préfère parler de horde plutôt que d’instinct grégaire (on parle plutôt de « tribus » aujourd’hui), soulignant le rôle indispensable du meneur, du pasteur, du père et de l’amour dans l’identification collective (la personnification du collectif). Dès lors la conscience collective n’est pas une mythique volonté générale qui flotterait au-dessus de nous comme l’esprit sur le corps ou la main invisible des marchés, elle s’incarne dans une conscience humaine effective même si elle ne s’y réduit pas. On ne peut dire que la conscience collective s’impose à nous comme si nous étions pensés par elle alors que c’est nous qui pensons et nous l’approprions, en portant la responsabilité en acte et en accord avec ce que nous voulons être (« faire équipe » n’est pas un sentiment mais une décision). On se range volontairement derrière le chef de notre camp contre nos ennemis. C’est ce que refoule l’objectivation de la conscience collective dans un totem ou un Dieu (si ce n’est le fantasme d’une « société secrète » ou d’un quelconque ésotérisme qui nous guide et dont les principales caractéristiques sont de ne pas apparaître et ne pas dépendre de nous!). Non seulement la conscience collective est toujours personnifiée mais on s’identifie tellement au leader qu’on se met vraiment à sa place : on se prend facilement pour le roi, ou même pour Dieu, quand on pense à « nous », prenant le point de vue du pouvoir sans avoir conscience de défendre ses petits intérêts. Lacan disait que le « collectif est le sujet de l’individuel ». De ce point de vue, la contradiction de l’individualisme (voire de la démocratie) serait de prétendre qu’on pourrait être tous des princes (mais sans royaume…).

Freud souligne aussi (p157), comme Norbert Elias après lui, que paradoxalement, ce qui particularise l’individu et lui donne une certaine autonomie c’est la multiplicité de ses appartenances (familiale, religieuse, politique, nationale, raciale, sexuelle, de classe, etc). On sait bien que les femmes qui ont un emploi extérieur jouent leurs obligations professionnelles contre une trop grande emprise des obligations familliales, en plus de gagner en autonomie financière. Ainsi, ce n’est pas tant l’individu qui s’oppose au collectif (l’égoïsme au devoir) que différents collectifs qui s’opposent entre eux, en premier lieu l’amour comme « mouvement collectif à deux » (banni pour cela de l’église et de l’armée), et si l’individu moderne peut sembler se détacher de ses appartenances c’est au nom de l’universel ou de l’Empire, c’est-à-dire d’une appartenance plus large et plus contraignante encore ! Il est sans doute illusoire de parler, pour une société humaine, d’intelligence en réseau, qui n’irait pas plus loin qu’un mouvement de foule, il serait plus exact de parler d’une conscience collective pluricentrée, composée d’une pluralité d’identifications et d’une pluralité de consciences individuelles qui les incarnent, comme dans l’église ou l’armée.

Il n’y a donc pas seulement l’organisation et le projet, il ne semble pas qu’on puisse éviter de les confier à une personnalité (élue) même si depuis les Grecs on voudrait qu’il ne soit pas différent des autres citoyens, s’opposant au despotisme oriental, à la sacralisation du prince. Les partisans de l’auto-organisation rejoignent les anarchistes dans l’utopie d’une conscience collective sans incarnation, d’une démocratie directe sans représentants et sans pouvoirs dont on peut se demander pourtant si c’est encore une démocratie, laissant le champ libre au marché qu’on ne saurait considérer, sans abus de langage, comme une conscience collective et qui ne suffit pas à faire société. Il y a une convergence certaine avec une démarche religieuse dans cette tentative de dépersonnalisation du collectif au profit d’une transcendance purement spirituelle. Prendre les sciences en exemple de cet absence de pouvoir personnel ne serait pas plus pertinent car on sait bien que ce qui manque aux sciences, c’est la conscience justement, et il reste encore de grands savants, des « prix Nobel » ou des « mandarins ». Pour pouvoir profiter des compétences humaines et dépasser la bêtise des foules ou des effets de masse comme la débandade des armées, pas moyen semble-t-il d’éviter la personnification du pouvoir avec tout son apparat. C’est vexant et regrettable sans doute mais inévitable même à vouloir dénier cette personnalisation dans un égalitarisme de façade alors qu’à la reconnaître, on peut du moins y mettre des limites, des contre-pouvoirs, la démocratiser par tirage au sort par exemple…

Comment se forme donc une conscience collective ? A partir d’un dysfonctionnement social et de l’expression du négatif. D’abord par un mouvement de résistance, de blocage, un dire-que-non, la manifestation de la dimension sociale de souffrances individuelles ou d’une indignation partagée, quand ce n’est pas l’irruption d’une catastrophe naturelle. Ce moment de cristallisation se précipite à partir de signes de reconnaissance, de protestations plus ou moins isolées qui trouvent des encouragements de plus en plus nombreux, ce qui les enhardit assez pour leur donner de l’ampleur, éprouvant sa puissance collective jusqu’à l’explosion sociale où l’ordre établi est remis en question (c’est un peu comme la révolution amoureuse). C’est dans ce « groupe en fusion » qu’on éprouve le plus sa propre existence, sa dimension de pari qui est aussi sa justification dans cette capacité de basculement du monde donné à chacun, jusqu’au sacrifie parfois. Vient ensuite la constitution d’un langage commun et de revendications pour résoudre le problème, donner signification à l’événement et construire de nouvelles institutions. Ce qui se traduit par l’identification à un leader qui incarne un projet (impossible de se passer de porte-parole, « les idées ne se promènent pas toutes seules »), mais dont la réussite repose sur le travail idéologique des militants et sa reprise par les médias qui le diffusent. Concrètement, c’est en grande partie un travail de mise en relations et d’information, de lecture et d’écriture, de communication et de confrontations, de manifestations et de revendications, d’apprentissage collectif et d’organisation, dans une interaction entre rétroactions individuelles et mouvement d’ensemble qu’un leader synthétise tant qu’il a la confiance des militants (sinon c’est la désagrégation). On voit que la conscience collective est fragile et dépend d’un ensemble de conditions difficiles à rassembler. Ce n’est jamais simple, jamais pur, et toujours à renégocier. On peut tirer partie de l’analogie avec le cerveau pour le rôle qu’y jouent les coalitions à condition de ne pas ignorer le rôle du leader dans la conscience collective.

Toute perception réelle ou imaginaire, est générée par une coalition de neurones. Toute coalition renforce l’activité de décharge des neurones qui en font partie, et inhibe les autres coalitions. La dynamique de cette compétition n’est pas aisée à comprendre dans les détails, mais il est clair qu’elle repose sur une stratégie où la coalition gagnante « rafle tout ». La coalition qui domine à un instant donné représente le contenu de la conscience ; elle a typiquement une activité soutenue. Une coalition qui dure très peu de temps correspond à une forme de conscience évanescente. […] 

Dans le cortex antérieur, plusieurs coalitions gagnantes générant chacune une expérience consciente peuvent coexister, alors que c’est impossible dans le cortex postérieur. Ces coalitions reflètent des sensations comme la joie ou, par exemple, le sentiment d’être le créateur de quelque chose. Ces sensations peuvent être diffuses et persister plus longtemps que les coalitions à l’arrière du cortex. Notre première hypothèse, celle de l’homoncule [un centre de perception qui « regarde » les aires sensorielles situées à l’arrière], implique que ce qui se passe à l’avant et à l’arrière du cerveau ne peut faire l’objet d’une seule et même coalition. Il s’agit plutôt de coalitions séparées qui interagissent massivement entre elles. 

Comment les neurones fabriquent la conscience ? Francis Crick et Christof Koch, La Recherche, 10/2005

Reconnaître la fonction déterminante des leaders dans la conscience collective ne doit pas nous conduire à surévaluer ce qui n’est qu’une fonction, dont le leader n’est qu’un représentant, ni à ignorer les autres acteurs, que ce soient les citoyens, les militants, les adversaires ou les médias. Les médias forment une sorte de réflexion de la société, de discours commun, voire de pensée unique plus ou moins en phase avec la société réelle mais qui nous sert de référence même pour s’y opposer. Ils participent à la fabrication de ce qu’on appelle « l’opinion publique » sans toujours la déterminer (comme l’a montré le référendum) et sont sensés se faire l’écho des mobilisations sociales effectives (ce qu’ils ne font pas toujours). Si les médias ne sont pas la conscience collective, il ne peut y avoir de conscience collective sans médias (pas de conscience européenne sans médias européens) car, encore une fois, la conscience collective n’existe pas sans un support matériel. Les gouvernements aussi ont bien sûr une grande part dans la construction d’une conscience collective (voir la mobilisation contre les accidents de la route) ainsi que dans la prise en compte des préoccupations sociales. Tout cela ne va pas très loin en général, plus près de la propagande et de l’hypnotisme que d’une conscience réfléchie (comme dit Schiller « Chacun pris à part peut être intelligent et raisonnable ; réunis ils ne forment qu’un seul imbécile« ). Seules certaines oeuvres d’art parviennent parfois à ce que Goldmann appelle la conscience maximum possible mais la conscience ne peut être passive et spectatrice, elle se forme dans l’action, c’est-à-dire aussi qu’elle est simplificatrice et structurée par un conflit principal, c’est le résultat d’une conjonction favorable qui se met à fonctionner et à s’étendre soudain. Il y a une grande part de chance dans son émergence du bruit ambiant sous une forme plus ou moins dégradée et bancale mais ce qui dure, c’est ce qui marche. Il ne s’agit pas seulement d’intelligence collective et de coopération des savoirs mais de focaliser l’attention sur certains problèmes, d’une hiérarchie des valeurs et de priorités qui changent avec les époques et les situations comme changent les modes et les politiques…

La prise de conscience des problèmes écologiques constitue un exemple de l’émergence d’un niveau cognitif supérieur puisqu’il s’agit de doter d’une certaine dose de réflexivité des écosystèmes qui se dégradent laissés à eux-mêmes (et surtout à leur exploitation sans frein par notre industrie ou une marchandisation irresponsable), le défi étant de doter d’une conscience une multiplicité sans unité préalable et de construire cette solidarité globale qui manque. On voit bien comment se forme petit à petit la conscience écologiste. A mesure de l’augmentation des pollutions et des catastrophes écologiques, des prises de conscience individuelles se font, plus ou moins justes ou excessives, des informations sont collectées, des campagnes sont menées, des mobilisations sont organisées sur des actions ponctuelles. Il faut bien dire pourtant que le résultat est bien décevant malgré l’énormité des problèmes. La conscience est toujours difficile, l’inconscience est la règle. Il ne suffit pas d’avoir quelques leaders écologistes, il faut convaincre et pour cela il faudrait disposer d’une théorie convaincante. Le problème c’est que la solution n’a rien d’évidente, elle n’est pas encore établie, on doit lui donner forme dans les luttes et le débat politique. Il ne suffit pas d’avoir une prétendue « conduite écologique » ni de « bonnes intentions ».

Le problème ce n’est pas les autres, leur surdité ou leur bêtise supposée, le problème c’est nous et nos insuffisances, la difficulté de s’entendre ! Nous sommes coincés entre des libertaires inconsistants et de dangereux autoritaires, entre insuffisance d’information et solutions imaginaires. Les utopies écologistes sont des obstacles insurmontables, tout comme les discours trop catastrophistes, car la conscience se détourne de ce qu’elle ne peut croire (même s’il y a aussi une fascination pour ce qu’on ne comprend pas, tout aussi dangereuse d’ailleurs). Jean-Pierre Dupuya bien montré les difficultés à convaincre des risques d’une catastrophe toujours jugée impossible avant qu’elle ne se produise, sans compter qu’il ne peut y avoir de collectif sans une relative sécurité. On a vu que la panique bloque toute réflexion et mène au pire (il faut rester alerte, conscient de la menace sans céder au découragement). De toutes façons, il ne s’agit pas tant de convaincre de l’imminence d’une catastrophe, dont on peut considérer qu’elle a déjà eu lieu, que de proposer une alternative qui tienne le coup, savoir quoi faire concrètement, créer de nouvelles institutions pas seulement changer de maître. Les luttes politiques sont toujours théoriciennes comme l’avait bien compris Marx, au sens où elles sont productrices de théories et se font au nom de théories, même si les causes en sont bien matérielles (écologiques ou économiques). Avoir une théorie juste est une exigence pratique (et donc le travail d’information) ! La conscience collective dépend de l’action politique, de ses leaders, de ses institutions et de ses théories.

La conscience n’est jamais donnée ni durable, elle se construit dans l’action, en interaction avec l’environnement, par essais/erreurs, par hypothèses et discussions où le mimétisme et l’opinion dominante prennent une grande place, conformisme et fausse conscience s’incarnant souvent dans un « bouc émissaire » qui rassemble une communauté contre ce qu’elle redoute de façon purement symbolique ou imaginaire. Ce sont des processus incontestables. De là certains se sont précipités dans une « mémétique » absurde réduisant l’histoire des idées à une sélection darwinienne (ou plutôt « lamarckienne ») de concepts et de formes, autant dire en refusant de comprendre l’histoire réelle au nom de ce nouvel obscurantisme purement tautologique (ce qui arrive est toujours ce qui doit arriver, les gagnants sont toujours les meilleurs). Notons que René Girard, tout aussi unilatéral et dogmatique, arrive à peu près à la conclusion inverse d’introduire le tiers dans la rivalité mimétique. Bien sûr on est ainsi dans la filiation de Locke et Hume voulant réduire l’esprit à l’habitude des sens, mais c’est au moins très insuffisant pour des êtres parlants et, comme le soulignait déjà Voltaire, c’est que Locke n’était pas mathématicien car il est absurde de vouloir réduire les mathématiques aux sensations et les formules mathématiques au produit de sélections aveugles, encore plus à leur utilité alors que les mathématiques grecques sont nées de leur abstraction du concret et sont une suite de déductions ! L’universel n’a rien à voir avec l’imitation, pas plus que la géo-métrie avec la mesure des champs malgré ce que l’étymologie pourrait nous laisser croire. L’évolution humaine ne se fait pas au hasard, elle est incontestablement guidée (c’est la ruse de la raison). En fait la mémétique voudrait annuler au profit de la seule biologie, ou plutôt d’une sorte de marché des idées, l’ensemble des sciences humaines (épistémologie, psychologie, psychanalyse, sociologie, ethnologie, économie, politique, histoire, géographie, écologie), se privant ainsi de tout un corpus de savoirs irréductibles les uns aux autres ! Les logiques en jeu sont effectivement extrêmement différenciées selon les contraintes spécifiques des différents champs de construction des savoirs (tout comme les différents modules du cerveau).

Impossible d’aborder les innombrables facettes de la construction des savoirs, du moins il faut souligner la dimension historique et les diverses temporalités, au-delà des structures, des réseaux et des interactions sociales immédiates (entre dysfonctionnement social, exaspération individuelle, militants, leaders, médias, idéologies, organisations, rapports de force, sans compter le temps qu’il fait). En effet, la conscience collective suit, dans chaque domaine, une dialectique historique où chaque époque renverse les ratés de l’époque précédente comme les fils se font les critiques de leurs pères, passant souvent d’un extrême à l’autre. Cette dialectique, liée à la négativité du langage, sa fonction critique, est un mode de correction d’erreurs qu’on peut considérer comme bien imparfait et trop brutal puisqu’il mène à tordre le bâton dans l’autre sens plutôt qu’à le redresser, emporté par l’énergie transformatrice. Cela produit des oscillations cycliques d’un excès à l’excès inverse, dont on peut penser qu’elles se rapprochent malgré tout de plus en plus de la justesse, sauf qu’une infime erreur sur l’essentiel peut avoir des conséquences catastrophiques et que le couvercle soulevé retombe plus lourdement encore lorsqu’une vérité est instrumentalisée et dogmatisée, lorsque la révolution s’institutionnalise par exemple ou lorsqu’une infamie est faite au nom de la justice (« Il n’y a point de plus cruelle tyrannie que celle qu’on exerce à l’ombre des lois, et avec les couleurs de la justice » Montesquieu, Considérations, XIV).

En tout cas, la dialectique ne s’est pas arrêtée avec la globalisation et l’écroulement du communisme après celui du fascisme. Le libéralisme n’est pas le vainqueur au finish pour l’éternité, il n’est pas assez conforme à notre réalité humaine même s’il en dit quelque chose assurément. Seulement ce qui essayait de faire société avec le fascisme ou le communisme n’a pas disparu avec les horreurs qu’ils ont produits, pas plus que les horreurs du libéralisme qui les avaient justifiées précédemment aux yeux de millions d’hommes et de femmes. Ce n’est pas parce que le remède était pire que le mal qu’on devrait se résoudre pour autant à ne plus jamais rien faire et continuer, comme un canard sans tête, à subir les ravages d’un économisme destructeur et insoutenable (le terrorisme islamique est là pour nous le rappeler). Il faut tirer les leçons de nos erreurs pour ne pas les reproduire, pas pour se laisser-faire et ne plus rien dire ! L’idéologie libérale est une dogmatisation du scepticisme et de l’impuissance, voulant refouler toute conscience et responsabilité collective jusqu’à l’absurde, dans une sorte de totalitarisme à l’envers, d’un interdit sur la totalité et sur le sens (ce n’est plus « ferme ta gueule » mais « cause toujours », le contraire d’une intelligence sociale et d’un débat public informé).

On peut espérer que l’écologie-politique constitue cette synthèse de la solidarité et de l’autonomie, du local et du global, conscience collective permettant de préserver notre avenir dans le respect de l’individu comme des équilibres écologiques. Encore faudrait-il que la société en prenne conscience dans des institutions et franchisse pour cela le gouffre qui sépare une réalité objective d’une conscience subjective, en dépassant ses anciennes idéologies, l’inconscience et l’irresponsabilité du passé à laquelle il faudra bien mettre fin.

L’émergence de la conscience, Derek Denton, Flammarion, 1993
Introduction aux sciences cognitives, dir. D. Andler, Folio, 1992
Autonomie et connaissance, Francisco J. Varela, Seuil, 1989
Biologie de la conscience, Gérard Edelman, Odile Jacob, 1992
Psychologie collective et analyse du moi, Freud, Essais de psychanalyse, Payot